Photo: Immeuble résidentiel au coeur de la zone de conflit - région de Donetsk (Fotolia, Evgeny Govorov)
Photo: Immeuble résidentiel au coeur de la zone de conflit - région de Donetsk (Fotolia, Evgeny Govorov)

L’Ukraine et le mythe des frontières

Un texte de Rodrigue Allard

Voici! Les nations sont comme une goutte d’eau au bord d’un seau. (Isaïe, 40, 15)

Le statu quo des frontières en Ukraine justifient-elles une guerre nucléaire ? Depuis un peu plus d’un an, le monde est aux prises avec la crise ukrainienne. Les populations de langue russe de l’Est et du Sud de l’Ukraine rejettent l’autorité du nouveau gouvernement ukrainien, un gouvernement qui a pris le pouvoir en Ukraine par la pression de la rue. Dans les 12 derniers mois, ces populations ont formées des milices qui ont enlevé le contrôle de plusieurs bouts de territoires à l’armée du nouveau gouvernement ukrainien.

Le changement de régime de février 2014 s’est accompli aux dépens du président élu, le pro-russe Yanukovych. L’élection gagnée par Yanukovych en 2010 avait pourtant été décrite comme étant de haute qualité par l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe.

L’OSCE est un organisme étroitement associé à l’alliance militaire occidentale (l’OTAN) et à l’Union européenne. Elle est donc peu susceptible d’être biaisée en faveur de politiciens qui, comme c’était le cas avec l’ancien président ukrainien Ianoukovitch [les médias francophones semblent privilégier cette graphie], refusent de faire entrer leur pays dans l’Union européenne et dans l’OTAN.

Situation sous le nouveau régime

Sous le nouveau régime, l’organisme Reporters sans frontière constate un important recul de la liberté de la presse en Ukraine, toute critique du nouveau gouvernement étant passible de prison. Ce qui n’a pas empêché les médias occidentaux de saluer la révolution de février 2014 comme étant un « triomphe de la démocratie » (1)

Et l’Église ?

Au moment d’écrire cet article, les Églises sur le terrain peinent à se rappeler du caractère universel et pacifiste (2) de la foi chrétienne et de son message. Les appels à la réconciliation du Pape François ont été reçus avec suspicion et hostilité par les diverses branches de l’Église ukrainienne.

Les Ukrainiens de l’Ouest, rattachés à Rome depuis plusieurs siècles, accusent le Pape de les avoir « abandonnés », alors que le Patriarcat de Moscou l’accuse de travailler en sous-main avec l’extrême-droite nationaliste ukrainienne. Les églises protestantes d’Ukraine sont également divisées par la crise, selon la culture d’appartenance de leurs membres.

L’Occident s’en mêle

Face à cette situation, les pays occidentaux ont mis en place des sanctions économiques contre les banques et les compagnies pétrolières russes… et la situation est devenue rapidement beaucoup plus dramatique.

Les gouvernements des États-Unis, de Grande-Bretagne et du Canada se sont mis à équiper et entraîner l’armée ukrainienne. À quoi s’ajoute un plan de 40 milliards de dollars US accordés en prêt au nouveau régime ukrainien par le Fond monétaire international. Et ces trois pays anglo-saxons s’apprêtent également à lui fournir également les armes mortelles dont elle a besoin pour faire la guerre à la Russie.

Pour dire les choses plus crûment, les puissances occidentales sont au bord d’une guerre majeure contre la Russie dans la région du monde, l’Europe de l’Est, où se sont déclenchées les deux précédentes guerres mondiales.

Des leçons jamais apprises

Le statu quo des frontières en Ukraine justifient-elles une guerre nucléaire ?

En 2014, le monde commémorait le centenaire du déclenchement de la monstrueuse boucherie de la Première Guerre mondiale et ce fut l’occasion de redire « Plus jamais ça! ». Cette guerre, qui a causé des dizaines de millions de morts et de mutilés, a été causée par les alliances des grandes puissances occidentales avec des nations d’Europe de l’Est, la Serbie et l’Autriche-Hongrie, qui s’affrontaient pour quelques kilomètres carrés de territoires.

L’armée austro-hongroise avait pénétré dans le territoire de la Serbie alliée à la Russie. Cette dernière était elle-même alliée à la France qui elle-même était alliée à la Grande-Bretagne, alors que l’Autriche-Hongrie, elle, était alliée à l’Allemagne et à la Turquie.

Aux 10 millions de morts directement causés par les opérations de guerre, il faut rajouter les 25 à 50 millions de morts de l’épidémie de grippe espagnole de 1918 qui, sans la guerre, ne se serait pas produite, ou du moins avec beaucoup moins de virulence.

De même, la Deuxième Guerre et ses 60 millions de morts, en grande majorité civils (3), a été déclenchée pour une bande de territoire, le couloir de Danzig, que la Pologne avait prise aux Allemands quelques années auparavant (4). En effet, 1919, la Pologne s’était emparé du couloir de Danzig, un territoire peuplé à moitié d’Allemands, ce que l’Allemagne n’avait jamais accepté, alors que la Pologne exigeait la rétrocession de territoires allemands supplémentaires (5).

Le désir de mettre fin à la persécution des Juifs par les Nazis n’a joué aucun rôle dans l’entrée en guerre de la France, de la Grande-Bretagne et du Canada qui, elles aussi, enfermaient les Juifs dans des camps de concentration. (6) Le « désir de l’Allemagne de conquérir le monde » était quant à lui un mythe: Hitler convoitait strictement l’Europe de l’Est (7), exception faite de certaines régions frontalières dont la population est de souche allemande, comme l’Alsace.

Les autres occupations allemandes, en Europe de l’Ouest et en Grèce, ne servaient qu’à contrecarrer ou neutraliser les Alliés suite à la déclaration de guerre à l’Allemagne par la Grande-Bretagne et la France, comme le mentionne entre autres François Delpla, spécialiste de la Deuxième Guerre mondiale, à propos du « projet d’invasion de la Grande-Bretagne » (8). Ainsi, les Alliés débutaient leur propre tentative d’occupation de la Norvège, le 8 avril 1940, quand les Allemands les ont pris de vitesse.

Les régions atlantiques de France ont été occupées pour neutraliser l’armée française, chasser les troupes britanniques d’Europe continentale et y empêcher leur retour (9). De même, au milieu de la guerre, les Allemands ont occupé le Sud de la France puis l’Italie continentale, cela pour empêcher la flotte française basée à Toulon, de se joindre aux troupes Alliées. De plus, les troupes alliées occupaient l’Afrique du Nord (novembre 42), la Sicile (juillet 43) et la Corse (octobre 43), dans le but d’attaquer l’Allemagne en passant par le Sud de la France. (10)

« Les frontières sont sacrées »

La raison invoquée par l’Occident pour justifier l’escalade contre Russie est « l’agression » que celle-ci est accusée d’avoir commis. En fait, « l’agression » consiste à soutenir des populations qui contestent des frontières considérées comme étant « sacrées » par les gouvernements et la majorité des médias d’Occident.

En effet, l’office de relations publiques du gouvernement des États-Unis a reconnu dans une de ses études que le résultat du référendum de 2014 en Crimée reflétait correctement ce que ses propres sondages lui indiquaient: 3/4 de la population des électeurs de cette région appuie l’annexion de celle-ci à la Russie et seulement 5,5% la désapprouve.

Mais les pays anglo-saxons exigent que la Russie redonne la Crimée à l’Ukraine pour que soit rétablies les frontières de 1991; des frontières qui ont été tracées sans tenir compte de la volonté des populations concernées.

En fait, c’est sans consulter les populations concernées que l’on a tracé les frontières de la quasi-totalité des États dans le monde, y compris les États-Unis et le Canada. Pendant les décennies où les frontières de la confédération canadienne ont été tracées, les femmes, les « races inférieures » et la majorité des hommes blancs étaient privées du droit de vote.

De la même manière, les frontières sacrées de l’Ukraine sont le fruit des aléas et de l’arbitraire sous les princes mongols et turcs, les rois de Pologne, les empereurs d’Autriche et les tsars de Russie, pendant les guerres mondiales et sous le régime soviétique. Le petit peuple n’a jamais eu voix au chapitre, même après la chute du régime soviétique, sauf lors de ce référendum de 2014 en Crimée pour s’annexer à la Russie…que l’Occident « démocratique » refuse de reconnaître.

Mais tout ceci ne devrait pas nous empêcher de déclencher une Troisième guerre mondiale, n’est-ce pas (11) ?

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Notes :

(1) Mathias Reymond, « Médias français en campagne ukrainienne », Monde Diplomatique, août 2014.

Vera Kern, « Media Bias, a Problem in Ukraine Reporting », Deutsche Welle, 16 mars 2014.

Martin Newman, « Biased and Blinkered Reporting on Ukraine Highlight Western Media Double Standards », Huffington Post UK, 28 juil. 2014.

Gilbert Doctorow, « How the US and Russian Media Are Covering the Ukrainian Crisis », The Nation, 6 août 2014.

(2) Concile universel de l’Église réuni à Nicée en 356. « 12. De ceux qui ont quitté les rangs de l’armée, puis retournèrent dans le siècle ».
Voir aussi : Christianity Today.

(3) Les bombardements alliés ont fait au moins dix fois plus de victimes que ceux des pays de l’Axe.

(4) Richard Overy, 1939: Demain, la guerre, Seuil,‎ Paris, 2009

(5) Richard Blanke, Orphans of Versailles: the Germans in Western Poland, 1918-1939, University Press of Kentucky, 1993, pp. 33–34

Stefan Wolff, The German Question Since 1919: An Analysis with Key Documents, Greenwood Publishing Group, 2003, p.33.

Neal Pease, Poland, the United States, and the Stabilization of Europe, 1919-1933, Oxford University Press USA, New York, 1986, p.146 (« any continued [political] provocations by Germany could tempt the Polish side to invade, in order to settle the issue once and for all »)

(6) Bernard Wasserstein, Britain and the Jews of Europe, 1939-1945, Oxford University Press USA, New York, 1979

« The Internment of Jewish Refugees in Canada, 1940-43 », Vancouver Holocaust Education Centre, 2012.

(7) Ian Kershaw, Hitler 1936-1945 : Nemesis (trad. Pierre-Emmanuel Dauzat), Flammarion, 2008, p.196 « Nous [les nationaux-socialistes] arrêtons l’éternelle marche des Germains vers le sud et vers l’ouest de l’Europe, et nous jetons nos regards vers l’Est. Enfin rompons-nous avec la politique coloniale et commerciale d’avant [la Première] guerre pour inaugurer la politique territoriale de l’avenir. Mais si nous parlons aujourd’hui de terres en Europe, nous ne saurions penser d’abord qu’à la Russie et aux pays limitrophes qui en sont les vassaux. »

(8) «…En tout cas, si une motivation semble absente, à quelque moment que ce soit, c’est bien le désir d’envahir les îles Britanniques…la tâche de l’Allemagne est de se tailler un empire continental aux dépens des  »sous-hommes » slaves…»
François Delpla, « Hitler et la bataille d’Angleterre », Histoire de guerre, no 27, juillet-août 2002.

(9) Ian Kershaw (Traduit par Pierre-Emmanuel Dauzat), Choix fatidiques – Dix décisions qui ont changé le monde, 1940-1941, Éditions du Seuil, Paris, 2009, pp.108-110

(10) En effet, les troupes alliées ne pouvaient espérer conquérir l’Allemagne en passant à travers les Alpes italiennes, et de fait les troupes allemandes cantonnées dans ces montagnes ne se sont rendues aux Alliés qu’au moment (avril 1945) où l’Allemagne elle-même était entièrement conquise, exception faite de Berlin, par les troupes alliées venues de France.

(11) Précisons ici que le propos de cet article n’est ni de prôner l’annexion du Sud et de l’Est de l’Ukraine à la Russie ni de prôner le statu quo, mais de dire que malgré le caractère illusoire de l’idée de nation, mieux vaut des référendums qu’une guerre.

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