Photo: Rue Ontario, Montréal (Wikimedia - CC).
Photo: Rue Ontario, Montréal (Wikimedia - CC).

D#4/ L’humilité et la société du risque

D#4/ Discernement. Le discernement, cela signifie faire la part des choses. C’est faire preuve de perspective. La grande mésentente de notre époque porte sur la confusion à propos des mots. Ce face à quoi il faut faire preuve de discernement, et de toute urgence, c’est la pensée. Ce sont les mots. Éviter la confusion sur le sens des mots, c’est le premier pas vers une société meilleure.

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Il y a quelque chose d’abominable dans les images montrées inlassablement sur les petits écrans depuis avril, lors des bulletins d’information. S’il s’agissait seulement de ces imbuvables vox populi.

Abominable, oui, et ce malgré les jolis élans de solidarité entre voisins, se passant de bras en bras de lourds sacs de sable.

Parmi le gypse imbibé et ces fondations rongées, les jouets qui flottent et les jardins emportés, ce sont les images aériennes qui donnent le plus grand vertige. L’étendue prouve la globalité du problème.

Le premier réflexe est de se demander : qu’allons-nous faire? Et si la question était plutôt : qu’avons-nous fait?

De l’inconnu, donc du risque…

Au-delà de la « catastrophe naturelle », les flots d’eaux brunâtres sont le symbole d’une hypermodernité dans laquelle nous n’avons finalement que peu de contrôle. L’Homme contre la nature. Notre territoire. Notre planète. Rien n’est moins sûr.

De fait, nous voilà incapables de nous gérer nous-mêmes. Notre développement matériel tous azimuts, encouragé par l’industrie et la technoscience, aura vite faite d’accélérer les perturbations climatiques, que seuls les orgueilleux s’obstinent à nier.

La vérité, c’est que tout le monde improvise.

Une urbanisation plus bucolique que pratique nous oblige ensuite à improviser lorsqu’il y a des pots cassés. Les gouvernements sont en mode panique quand les assureurs pingres brandissent des contrats léonins.

La vérité, c’est que tout le monde improvise. Qu’est-ce qu’on fait, au juste? Et l’année prochaine? On ne le sait même pas. Nous sommes bousculés entre la stratégie individuelle et la confiance aveugle aux institutions.

Nous sommes névralgiques parce que pétrifiés par le spectre du risque.

La société du risque dans un monde désenchanté

La plume d’Ulrich Beck (1944-2015) est prodigieuse pour mettre les moments présents en perspective. La tragédie nucléaire de Tchernobyl lui a inspiré une magnifique étude, La société du risque (1986). Son constat est simple : on croyait que les sciences physiques et chimiques, les experts nommés par les gouvernements, les technologies du capitalisme, tout ça allait régler tous nos problèmes. Finies, la croyance aveugle face aux mythes religieux et la soumission aux régimes autoritaires!

Vraiment, plus de soumission? Que nenni!

La vérité, c’est qu’on est incapable de contrôler notre monde. Pire; nos créations nous explosent en plein visage. Trop tard pour arrêter la modernisation, pas vrai? Que faire, dès lors? On se voit dans l’obligation de gérer le risque. C’en est rendu une industrie. Demandez aux banques et aux compagnies d’assurances.

Ceci engendre donc une peur constante. Dans tous les domaines. Que va-t-il m’arriver? Vais-je perdre mon emploi? Serai-je capable de payer ma maison? Mes enfants pourront-ils aller à l’université dans 20 ans? Et les océans qui montent? Et les OGM dans mon assiette?

La technoscience n’a pas tenu ses promesses.

Résultat : les comportements s’individualisent, car on abandonne les réflexions à des experts, des firmes, des politiciens censés régler tous ces dossiers. Mais voilà le hic : eux-mêmes ne s’entendent par sur ce qu’il faut faire. La méfiance s’installe. Un bel imbroglio.

La technoscience n’a pas tenu ses promesses. On s’en rend bien compte. Voilà pourquoi on tente de gérer le risque plutôt que de vouloir changer profondément nos comportements. Ça coïncide aussi avec la montée de l’individualisme et l’estompement des mouvements sociaux, lors des années 1980.

On se dit : changer, oui, mais si ça ne fonctionnait pas? Nous préférons donc faire confiance aux médecins, ingénieurs, chimistes, les financiers et les assureurs aussi, en nous disant qu’eux, au moins, doivent savoir ce qu’ils font.

Si vous saviez.

La gestion de crise comme solution au risque?

Tout est affaire de croissance exponentielle, économique comme technologique. Et les villes, me direz-vous? Les villes aussi. Avec les résultats que l’on connait. Étalement urbain, pollution, déforestation et destruction de milieux humides, congestion routière. Et inondations en zones habitées.

Ulrich Beck nous a appris que le risque est devenu l’étalon de mesure de nos activités humaines, mais que nous y répondons avec des solutions à court terme.

C’est bien de parsemer les millions afin de passer la serpillère, mais que ferons-nous de toutes ces maisons que l’on a érigées sur un territoire précaire?

Pensons-nous sérieusement que la hausse des cours d’eau et les bousculements climatiques cesseront à coûts de chiches dédommagements? Les politiciens qui jouent aux touristes devant les caméras se sentent-ils sincèrement en contrôle? Allons-nous ignorer la réflexion sur l’avenir de notre habitat pour des raisons de loi sur le déficit?

Il n’y a pas à dire : nous manquons d’humilité.

Les compagnies d’assurance… Oui, disons-le franchement : ont-elles encore une fonction dans un monde où l’on individualise le risque? Tout se fait sous le couvert de l’assurance privée, c’est l’autorité morale et politique : avons-nous votre permission? Combien facturez-vous pour que l’on coure le risque? Pas couverts, vous dites? Alors nous devrons rester ici, subir les constantes inondations? On est dans le pétrin…

Nous sommes dans le pétrin uniquement si nous poursuivons dans cette manie de penser au risque comme étant normal. Il n’y a pas à dire : nous manquons d’humilité.

La grandeur de l’humilité

Il faut changer de paradigme : cessons d’être à la merci des assureurs et des bureaucrates de la gestion de crise. Ça coutera ce que ça coutera. Cessons de ne penser qu’en fonction du risque; soyons plutôt humbles : nous ne pouvons pas contrôler la nature, alors autant se l’admettre collectivement.

C’est en fonction de la globalité qu’il faut penser. Notre monde. La nature. Reconnaissons que c’est souvent elle qui décide, nous ne la subirons pas, pas plus que nous tenterons de la maitriser. Nous avancerons à travers elle.

Repensons notre mode de consommation, de production, d’urbanisation. Ayons l’humilité de dire que, peut-être, nos actions ont eu un impact sur le climat. Peut-être, notre planification urbaine n’a pas été réfléchie à long terme.

L’humilité, c’est de penser en fonction de notre nature, plutôt que de gérer les risques subséquents de sa perturbation. Qui sait? Nous pourrions éviter des erreurs semblables, à l’avenir.

Patrick Ducharme

Patrick Ducharme est sociologue de formation. Il enseigne au niveau collégial dans la région de Québec depuis 2010, tant en Sciences humaines qu’en Soins infirmiers et en Travail social. Il est père de deux enfants, et fier de l’être.