Le 28 aout dernier, dans Le Devoir, un enseignant attirait notre attention sur le fait que le cours d’initiation à l’histoire de la civilisation occidentale offert aux cégépiens inscrits en sciences humaines allait être amputé des sections consacrées à l’Antiquité et au Moyen Âge. Apparemment, on cherche de la sorte à mieux « rattacher l’enseignement à l’actualité » et, ainsi, à susciter l’intérêt de l’étudiant pour le passé, dans un monde où le dernier trimestre boursier apparait comme une époque lointaine.
C’est donc au peuple québécois que revient l’honneur d’avoir engendré les génies qui ont enfin découvert que l’on comprendra mieux la démocratie sans jamais faire référence à la Grèce antique.
Grâce à eux, nos jeunes pourront aller à l’université sans savoir que l’idée d’université est plus vieille même que leur nation. Ils continueront ainsi à priser tout ce qui est « moderne » (c’est-à-dire tout ce qui permet de prétendre péteusement s’arracher au passé) et à mépriser sottement tout ce qui est « moyenâgeux ».
Cette amputation, que dis-je, ce massacre à la tronçonneuse perpétré par une dysfonction publique au sommet de son art après soixante ans de régression tranquille, renverra au néant, nous dit l’enseignant, les « deux tiers de l’ancien espace chronologique, qui était déjà réduit, en pratique, au tiers de l’enseignement effectif. »
On enlèvera ainsi à Jeanne d’Arc toute chance de détrôner jamais la dernière starlette à la mode dans les conversations estudiantines. Enfoncer la jeunesse dans le nombrilisme du présent, tel est le mandat du ministère.
Avant la rupture de civilisation survenue dans les années 1960, l’expression « élites cultivées » était un pléonasme. Aujourd’hui, c’est un impardonnable oxymore.
Du traité au tweet
La culture classique informait encore notre vision de l’homme il y a trois quarts de siècle. Quand je dis « notre » vision, je parle d’abord de celle d’une part significative des élites cultivées de jadis, responsables de garder vivant notre rapport avec la grande tradition intellectuelle et morale née en Grèce, puis successivement reprise et renouvelée par les rhéteurs romains, les Pères de l’Église, les moines du haut Moyen Âge, les savants carolingiens et les théologiens scolastiques.
Cette tradition aurait pu mourir au seuil de la modernité. Au contraire, elle en a été pendant cinq siècles le terreau nourricier, grâce aux humanistes de la Renaissance, dont les historiens antiquisants et les professeurs de philologie classique des XIXe et XXe siècles ont été les derniers héritiers sociologiquement influents. Ceux-ci ont été, en effet, les derniers maîtres en position de former des générations entières d’élèves et d’étudiants, par le truchement d’un système éducatif où le patrimoine gréco-latin était reconnu pour ce qu’il est: un des fondements de notre civilisation.
Les mutations dans le champ de la culture et de l’éducation, au cours de la deuxième moitié du 20e siècle, ont conduit les nouvelles élites à croire et à faire croire qu’il n’était plus nécessaire de former des générations entières d’étudiants à l’école de Platon et Cicéron, en cultivant chez les jeunes le goût de structurer leur intelligence et de raffiner l’expression de leur pensée au contact des auteurs antiques. Depuis, les études classiques été reléguées au rang de curiosité pour érudits binocleux, et l’on mise sur les méthodes pédagogiques les plus douteuses pour préparer l’avenir.
Avant la rupture de civilisation survenue dans les années 1960, l’expression « élites cultivées » était un pléonasme. Aujourd’hui, c’est un impardonnable oxymore. Le passage du traité à la télé, puis de la télé au tweet, n’a pas été sans conséquence.
Restent cependant, au fond des bibliothèques et des librairies d’occasion, des vestiges poussiéreux de cette époque où le travail de professeur consistait à autre chose qu’à décerveler la jeunesse pour l’enfermer idéologiquement dans la wokitude.
Des vertiges aux vestiges
L’an dernier, un exemplaire abimé d’Humanisme et théologie, déniché chez le bouquiniste, m’a ainsi permis d’escalader les sommets vertigineux de l’histoire intellectuelle et, grâce à la science de son auteur, l’helléniste Werner Jaeger, de pénétrer l’univers intellectuel des grands universitaires de jadis, familiers d’Aristote et de Thomas d’Aquin. Bientôt, je demanderai à Jean Daniélou de m’expliquer les rapports entre Platonisme et théologie mystique chez Grégoire de Nysse.
À l’heure du transhumanisme tout à la fois fantasmé et programmé, l’étude attentive, en compagnie de Jaeger ou Daniélou, des rapports entre humanisme et christianisme, entre sagesse grecque et théologie chrétienne, a forcément quelque chose de terriblement anachronique.
Pour les Grecs, l’homme « augmenté », c’était l’homme cultivé par la paideia. Pour les Pères de l’Église, les moines du haut Moyen Âge et les maitres de la scolastique médiévale, c’était l’homme sanctifié par la grâce.
Au terme du long processus de désaffiliation spirituelle qu’on appelle avec bonhommie la modernité, culture et grâce ne subsistent plus qu’à l’état de vestiges et sont remplacées, dans leur fonction formatrice, par la computer literacy et l’apprentissage par mimétisme des réflexes rhétoriques de la bien-pensance progressiste — toutes choses mises de l’avant par un système scolaire avili, qui se cantonne vénalement dans un rôle de fournisseur de main-d’œuvre lorsqu’il ne promeut pas le fanatisme gaucho.
De Charybde en Scylla
Plus ou moins un demi-siècle nous sépare des Werner Jaeger, Jean Daniélou, Henri-Irénée Marrou, Jean Leclercq et Étienne Gilson qui nous ont (re)donné accès aux traditions classique, patristique, monastique et scolastique ; qui les ont fait magistralement revivre sous nos yeux ; qui nous ont surtout donné d’en vivre et dans faire notre substance, après tant d’autres générations d’hommes en chemin vers leur propre mystère. Mais la situation culturelle s’est tellement dégradée depuis.
D’insolences surréalistes en révoltes existentialistes, de ratiocinations structuralistes en délires maoïstes, de fadeurs autofictives en frénésies hyper festives, puis de pourrissements postmodernes en bourgeonnements néogauchistes, nous nous sommes tellement éloignés de ces grands maitres et de leurs grands livres qu’une incursion dans leur univers intellectuel et une fréquentation assidue de leurs œuvres relèvent désormais de l’anthropologie historique.
À ceux qui veulent s’adonner en amateur à cette discipline universitaire tout en restant dans le confort de leur foyer, je suggère la lecture des deux livres, qui traitent de manière soit très synthétique, soit beaucoup plus détaillée, d’histoire culturelle et intellectuelle de l’Antiquité et/ou du Moyen Âge. Offrir et choisir de les lire est évidemment une forme de résistance culturelle au délitement programmé de la conscience historique, auquel œuvrent avec professionnalisme les agents du ministère.
Les deux ouvrages sont présentés ici.
(article modifié le 17/04/21)