Quétaineries vulgaires, piété de bas étage, religiosité irrationnelle ? Est-ce cela, la foi des simples ? Et qui est ce Messie, charpentier, dont les béatitudes atteignent le cœur de « mécréants » – ces croyants pas exactement comme il faut – et échappent aux docteurs de la loi ?
Les simples sont les pauvres en esprit, et non les pauvres d’esprit. C’est d’eux qu’il est dit : « Je te rends grâce, Père, d’avoir caché cela aux sages et aux puissants et de l’avoir révélé aux tout-petits. » Ce sont ceux dont le pape François souligne l’instinct pour les choses de Dieu, l’olfaction de la foi.
Deux anecdotes
Je me souviens d’un jour d’été à l’Oratoire Saint-Joseph du mont Royal. J’étais avec un ami français et voulais lui montrer le genre de piété populaire qui se manifestait encore au Québec, à contrecourant de la baisse de la pratique religieuse généralisée. Nous étions en bas des escaliers majestueux, plus précisément à la base de la structure de bois qui permet aux pénitents de gravir les marches à genoux.
Quel ne fut pas mon étonnement de voir se hisser péniblement une grosse bonne femme, manifestement peu habituée à ce genre d’exercice ! Mais plus encore, ce sont son apparence et son attitude qui m’ont frappé.
Elle était littéralement emballée dans des vêtements moulants aux couleurs criardes, cheveux teints, fard à gogo, sac Vuitton – sans doute faux – en bandoulière, lunettes de soleil Ray-Ban, également fausses, téléphone portable bien en vue.
Bref, je cherchais en vain la pénitente derrière cet attirail baroque.
Soudain, j’ai saisi que ce repentant bariolage ne cachait pas la pècheresse : il lui était consubstantiel. Intense, contrit, éclatant, dans une absence d’intériorité qui faisait rayonner une foi tout en chair et en mouvement. Nul doute : cette femme habitait son corps et signifiait par lui un abandon total à Dieu. Tout concourait à une pénitence confiante, vitale, qui me laissait croire que le catholicisme avait le génie de rassembler tout le réel, du plus sale au plus pur, du plus trivial au plus sublime. Qu’une icône pétaradante de bazar et qu’un Christ défiguré de douleur avaient tous les deux leur place dans cette totalité qui ne renie rien, qui transfigure tout et l’ordonne amoureusement dans l’unité.
C’est ça, la foi des simples.
Une personne simple peut tout à fait atteindre une profondeur directement, sans fard ni chichis. Et c’est essentiel.
Je l’ai vue aussi dans une église orthodoxe, devant l’iconostase, alors qu’un couple, le mari petit et grassouillet, la femme grande et efflanquée, se tenait debout, tout simplement. Les deux revenaient sans doute du marché, car leurs cabas usés contenaient des victuailles qui dépassaient. Un couple tout ce qu’il y a de plus ordinaire, pas beau, mari et femme engoncés dans leur trenchcoat terne, une tête emballée dans un fichu aux couleurs délavées, l’autre surmontée d’une casquette miteuse. Ils étaient dans la contemplation, avec une expression bovine et calme. J’étais fasciné. Que voyaient-ils que, malgré mes multiples efforts, je n’arrivais pas à saisir depuis tant d’années ?
Qui sont les simples ?
J’ai un profond respect pour la foi des simples, et ce qu’ils comprennent d’un regard direct me coute, à moi, des détours intellectuels et des retours sur soi inimaginables. En fait, ils comprennent sans comprendre, un peu comme les disciples du taoïsme qui se font dire qu’il faut ne pas comprendre la Voie pour bien la comprendre (sous-entendu : si on la comprend, c’est qu’on ne la comprend pas). Paradoxe, mais paradoxe apparent seulement. Les simples aussi sont paradoxaux.
Les simples ne sont pas des simplistes, même si la transsubstantiation, la réversion des mérites, l’histoire des conciles et des dogmes leur échappent probablement. Ce sont les tout-petits dont parle Jésus Christ, les enfants, les pauvres en esprit. Ceux dont il est dit : « Je te rends grâce, Père, d’avoir caché cela aux sages et aux puissants et de l’avoir révélé aux tout-petits ». Ce sont ceux dont le pape François souligne l’instinct pour les choses de Dieu, l’olfaction de la foi.
C’est à l’évêque savant de s’incliner devant la pénitente en spandex rose.
On est loin ici des discours moraux et théologiques ; on est dans l’expérience directe, sans médiation de la parole réflexive : si Marie est perpétuellement vierge, c’est comme ça ; si Jésus a marché sur les eaux, c’est aussi comme ça, tout comme il est ressuscité. Pourquoi en serait-il autrement si l’Écriture le dit noir sur blanc ? Et pourquoi douter des livres saints s’ils sont la parole de Dieu ? Dieu ne peut pas dire des choses fausses, donc il n’y a pas à douter.
On est aussi dans l’instinct, la tradition populaire, la répétition de gestes dont le sens est obscur, mais que l’on accomplit fidèlement « parce que mes parents et mes grands-parents l’ont toujours fait ». Dieu se mire, ici, dans l’eau de vaisselle, on lui voue un culte par la médiation des statues de plâtre de couleurs pastel, avec le support de mille-et-un colifichets bénits.
Les simples, ce sont un peu les paysans du 18e siècle au sujet desquels Montesquieu a un mot aussi juste que savoureux lorsqu’il dit qu’il les aime, car « ils ne sont pas assez savants pour raisonner de travers ». Nos modernistes verraient là immanquablement un intolérable relent de paternalisme féodal et d’oppression. Ils ont peut-être raison, mais c’est oublier que ce ne sont pas tant les discours élaborés qui sont profonds, c’est davantage le niveau où l’on parle : une personne simple peut tout à fait atteindre une profondeur directement, sans fard ni chichis. Et c’est essentiel.
Les simples ne sont pas pour autant purs ni exempts de tout égarement. Ce sont souvent eux, par exemple, qu’on retrouve dans les jolies messes en train d’obstruer la vue en filmant la cérémonie. Ce sont eux qui, une fois scandalisés au sens biblique du terme, passent le plus allègrement d’une tradition populaire au consumérisme, à la trivialité, voire à la violence. Mais le fond reste le même : à la foi du charbonnier répond l’athéisme du charbonnier, selon l’expression de Gustave Thibon. On est simple, on est charbonnier avec ses zones d’ombre et de lumière.
Complémentarité des simples et des « compliqués »
C’est pour cela que les discours moraux et théologiques sont extrêmement utiles : ils servent en quelque sorte de garde-fous. L’évêque, pour prendre cet exemple, appartient généralement au monde savant. Sa mission est de veiller à la bonne gestion de son diocèse, à ce que la doctrine soit respectée, à ce qu’il y ait le moins d’écarts possibles. L’étymologie grecque le dit bien : epi (sur) et skopein (regarder, veiller) donnent ensemble épiscopal. L’évêque est effectivement un surveillant.
Mais surveiller ne veut pas nécessairement dire contrôler ou brimer, même si la structure hiérarchique de l’Église catholique a souvent abouti à ce travers. Surveiller veut simplement dire être responsable, c’est-à-dire « qui répond de », « qui est garant ». L’évangéliste Luc est clair : « À quiconque beaucoup aura été donné, beaucoup sera demandé ; et de celui à qui on a confié beaucoup, on exigera davantage. »
Et quand on est garant de quelqu’un, on l’est auprès d’une autorité supérieure, l’Église et, en définitive, Dieu. Cela vaut donc pour l’évêque qui a charge d’âme. De façon plus large, c’est la même chose pour le savant et ses élèves ou, encore plus largement, pour l’élite à l’égard du peuple.
C’est aussi à l’élite d’être au service du peuple.
La foi des simples et celle des savants sont donc complémentaires, la première offrant pour ainsi dire le matériau brut d’une expérience directe de Dieu, et la seconde lui donnant forme, sens et direction (ce qui n’empêche nullement un savant d’avoir lui-même une expérience de Dieu, le plus connu étant sans doute saint Thomas d’Aquin). Mieux, elles sont dépendantes l’une de l’autre dans la mesure où il y a plusieurs demeures dans la maison du Père et où chacun a sa place dans le vaste édifice chrétien.
Mais je disais plus haut que la foi populaire peut fort bien s’égarer : celle des savants le peut également, et même plus que la première. Cela se comprend. Quand les moyens dont on dispose sont plus développés, la capacité de bien ou de mal en user s’en trouve, elle aussi, démultipliée. Parmi les abus, je pense au mépris à l’égard des petits (« je suis tellement plus intelligent que mon concierge »), au désenchantement d’une conscience autonome détachée de Dieu que l’on cherche à imposer autour de soi sous prétexte de libération (et qui finit par désorienter et déraciner les petits). Je pense aussi à l’orgueil qui nait de se croire (presque) aussi grand que Dieu.
Ainsi, si les grands ont pour fonction d’encadrer et de contenir les petits, ces derniers ont aussi un rôle essentiel à jouer par rapport aux seconds. Leur instinct pour les choses divines, leur côté terre à terre et peu savant les empêchent de « raisonner de travers » ; ils peuvent donc très bien résister ou s’opposer aux avis ou aux comportements venant d’en haut. Très souvent, ils laissent parler leurs supérieurs et n’en font qu’à leur tête. De là vient qu’il leur arrive d’être à certains égards plus tolérants que les savants, moins encarcanés, plus libres.
Préséance de la foi des simples
Quand on a eu la chance d’être éduqué et même si la tentation est forte de se distancier du fond folklorique, souvent quétaine, de la foi populaire, il est salutaire de se rappeler que nos aïeux en sont issus. Il faut respecter cette origine dans une juste mesure et ne pas oublier que le savoir, religieux en l’espèce, est au service de cette foi populaire et non l’inverse. C’est à l’évêque savant de s’incliner devant la pénitente en spandex rose. C’est aussi à l’élite d’être au service du peuple.
L’idée du Christ, qui est venu pour servir et non pour être servi, est du même ordre. Le Fils de Dieu se fait tout petit, il valorise l’obole de la veuve pauvre, l’espérance des scrofuleux et de la Samaritaine, il meurt dans l’ignominie sur la croix et descend même aux enfers pour repêcher les morts. En matière d’humilité, on ne peut faire plus minuscule.
Cet article est paru dans la revue Le Verbe à l’été 2017. Cliquez ici pour consulter la version originale.
Jésus Christ a plongé au fond de l’être pour sauver tout cet être et l’orienter vers la lumière et la plénitude. Mais il a fallu les morts, les malades, les lépreux pour que le Christ se révèle. Sans eux, il aurait résonné dans le vide. Il a fallu l’abondance du péché pour que surgisse la grâce surabondante. Il a fallu le publicain repenti pour qu’apparaisse la justification.
Le petit et le pécheur sont les racines et la sève vitale du christianisme. Ce qui fait penser à une fleur. Son allure générale est agréable à voir, son parfum grisant, ses pétales éclatants. Ses racines, en revanche, sont invisibles et cachées, mais laides quand on déterre la plante. Il s’y attache des bouts de terre, des excréments, des parasites et toutes sortes d’organismes qui ne sentent pas forcément bon. L’idée principale ici, c’est que la fleur privée de ses pétales survit ; privée de ses racines, elle meurt. Qui plus est, les pétales ne servent qu’à expliciter ce dont les racines, plus vitales, sont porteuses. Sans les secondes, que manifesteraient les premières ?
Ce qui nous ramène à l’idée que le Christ ne peut se révéler que « grâce » aux petits, là où notre Père, qui est dans le secret, attend.
Éducation ou communion ?
Faut-il éduquer les simples et les sortir de leur état ? Ou encore, faut-il corriger la foi populaire et la rendre plus consciente, plus complexe, plus intérieure ? Dans notre monde moderne, où la formation professionnelle, la liberté et l’exercice de ses droits garantissent – en principe… – une vie épanouie et digne, la réponse est évidente. Il est effectivement irrecevable, aujourd’hui, de vouloir confiner quelqu’un à ses limites.
Mais ce que l’on gagne en progrès individuel, ne le perdrait-on pas du point de vue de la communion, c’est-à-dire sur le plan de la complémentarité et de la solidarité entre toutes les parties du corps croyant ? Dans le domaine de la foi, comment imaginer une communauté vivante où chacun se rêverait évêque ou, pour revenir à la plante, pétale ?
Si tout le monde est pétale, ou prétend à ce statut, qui assumera la fonction des racines, des publicains et des pécheurs ? Et par quel moyen le Christ se manifestera-t-il alors ? Et si les racines disparaissent, les pétales ne risquent-ils pas, à leur tour, de flétrir ?
Finalement, l’accroissement du fossé entre riches et pauvres dans tous les pays, l’arrogance teintée de sollicitude de certaines élites, le déracinement grandissant de pans entiers de populations, toutes ces choses scandaleuses ne sont-elles pas le signe que nos modèles modernes s’essoufflent et qu’il est temps de rebâtir la maison commune où l’évêque et la pulpeuse pénitente fardée ont part au même repas, à la même table ?
L’évêque, ou l’élite, portant tablier, bien entendu.