Photo: Ewa Faryaszewska (1920-1944) — Musée de Varsovie, Domaine public.
Photo: Ewa Faryaszewska (1920-1944) — Musée de Varsovie, Domaine public.

Les racines de « l’humanisme misanthrope »

Au milieu de la nuit de la Seconde Guerre mondiale, alors que les bombes défiguraient l’Europe, le théologien jésuite Henri de Lubac participa à sa manière à la Résistance, en essayant de comprendre la folie des hommes par la réflexion. Le fruit de cet effort fut publié sous le titre de Drame de l’humanisme athée, en 1943, sous l’Occupation allemande. Dans cette œuvre, de Lubac se livre à une riche analyse des sources de l’athéisme moderne, qui peut aujourd’hui encore nous être utile, alors que ce phénomène est toujours plus présent dans la société occidentale.

Ainsi, selon de Lubac, sous des apparences de nébuleuse aussi vaste que contradictoire, la pensée contemporaine a pourtant, à sa source, une trame unique et commune : « par l’action d’une partie considérable de son élite pensante, l’humanité occidentale renie ses origines chrétiennes et se détourne de Dieu ».

L’objet de la réflexion de de Lubac est donc bien une forme d’athéisme, mais autre que cette forme « vulgaire » au nom de laquelle certains de nos contemporains se réclament d’un vague épicurisme et se confortent dans les ricanements de la foule devant la question « dépassée » (sic) de l’existence de Dieu. Non, il s’agit plutôt d’un athéisme « constructif » dont le but assumé est de faire disparaitre la foi en Dieu en dépassant le problème, c’est-à-dire en faisant en sorte que la question même de l’existence de Dieu n’ait plus de sens.

Les trois principaux représentants de cet athéisme aux larges ramifications, comme les têtes d’une même hydre, sont Auguste Comte, Ludwig Feuerbach [NDLR : précurseur du matérialisme de K. Marx et F. Engels] et Friedrich Nietzsche.

Le christianisme renversé

De Lubac commence par souligner l’extraordinaire renversement dont a été l’objet la principale idée du christianisme. Au cœur de l’anthropologie chrétienne se trouve le récit de la création de la Genèse, où l’homme est révélé comme un être à l’image de son Créateur.

L’injonction socratique « connais-toi toi-même » prend donc, avec le christianisme, un tournant autrement plus exigeant et surnaturel : désormais, l’homme trouve non seulement sa dignité dans cette ressemblance divine, mais aussi un appel constant au dépassement des limites de sa nature humaine. Une telle révélation fut, à juste titre, vécue comme une grandiose libération face aux forces du Destin, à l’esclavage du désir ou autres forces maléfiques auxquelles l’homme antique se croyait à jamais soumis.

Or, dans la modernité, sous l’inspiration de l’athéisme, « voici qu’alors cette même idée chrétienne de l’homme, qui avait été accueillie comme une libération, commence d’être ressentie comme un joug ».

L’anthropologie chrétienne se verra renversée : cette injonction à la ressemblance divine ne sera plus vécue comme un appel libérateur…

Désormais, cette ressemblance divine est vécue par l’athée comme une restriction à sa liberté de se définir comme il le voudra. L’anthropologie chrétienne se verra renversée : cette injonction à la ressemblance divine ne sera plus vécue comme un appel libérateur à devenir plus grand que nature, mais plutôt comme un interdit à devenir autre chose que ce que la volonté propre aura décidé. Les mots terribles de Dietrich Henrich Kerler résument parfaitement cette pensée : « Même si l’on pouvait prouver mathématiquement que Dieu existe, je ne veux pas qu’il existe, parce qu’il me limiterait dans ma grandeur ».

Cet athéisme constructif, loin du désespoir nihiliste, se propose donc une tâche aussi grandiloquente que sacrilège : tuer Dieu, l’effacer des consciences à tout jamais. Ainsi, « l’homme élimine Dieu pour rentrer lui-même en possession de la grandeur humaine ». Affranchi de Dieu, sans origine ni destination, l’homme moderne pourrait alors enfin s’affirmer pleinement, devenir pure volonté que plus rien ne viendra restreindre, limiter, rappeler à l’ordre ou déranger. Telle serait la véritable liberté, telle serait la véritable humanité.

L’athéisme renversé

C’est donc bien sur un « ressentiment » que débute la pensée athée moderne, et c’est certainement à cause de ce même sentiment qu’elle devra être enfin dépassée, asphyxiée qu’elle est par une idée obsédante dont elle nie l’existence même. Dans ce drôle de paradoxe – où l’athée parle parfois plus souvent de Dieu que le curé – se révèle toute la folie de ce courant de pensée moderne, dont nous prendrons la pleine mesure dans le prochain texte, où seront abordés Feuerbach et Nietzsche, les « deux principaux protagonistes du drame ».

Pour l’instant, cette plongée aux sources de l’athéisme moderne nous permet à tout le moins déjà de dégager les contours de la réponse chrétienne à cette remise en question : tout comme l’athéisme a tenté de renverser le christianisme, celui-ci doit user du même procédé argumentatif afin de rétablir la vérité.

Le christianisme, ainsi, doit montrer que c’est l’athéisme qui constitue un rétrécissement de l’horizon et de la liberté humaine, et que la foi chrétienne, au contraire des prétentions athées, est une véritable libération (de l’esclavage du désir, de la mort, de l’absurdité, etc.) et le seul vrai humanisme, celui où l’homme, placé entre son origine divine et sa destinée tout aussi divine, se sait à la fois grand et misérable comme le disait Pascal, c’est-à-dire à la fois infiniment digne de par son origine et infiniment incomplet de par son aspiration à l’Infini.

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[NDLR Ce texte est le premier de trois réflexions autour du livre Le drame de l’humanisme athée, de Henri de Lubac, publié en 1943.]

Jean-Philippe Brissette

Fasciné depuis toujours par l'humain et son rapport au divin et à l'autre, Jean-Philippe Brissette a complété des études universitaires en science politique, en éducation ainsi qu'une maitrise en philosophie. Depuis quelques années, il enseigne la philosophie au collégial.