Un texte de Marc Barnes
Rédacteur en chef du magazine étasunien New Polity et auteur de plusieurs essais sur la technique et le genre, Marc Barnes montre ici comment la poursuite de l’aventure humaine est fragile. Elle repose en effet sur une transmission générationnelle des savoirs et des pratiques qui dépend, en fin de compte, de l’affection filiale pour se concrétiser. À la faraude inévitabilité du progrès technique s’oppose ainsi la vulnérabilité de l’amour humain.
Les humains doivent s’accomplir avant de mourir. Et parce qu’ils meurent, le « progrès » humain univoque n’existe pas, pas plus qu’une humanité collective qui deviendrait meilleure, plus rapide ou plus forte.
Chaque génération recommence, et ce que la génération précédente a achevé ne se répète pas chez ses enfants comme si c’était inscrit dans leur code génétique. L’amélioration du sort de l’humanité dépend de l’amour humain, c’est-à-dire de la capacité des personnes mourantes de mener à terme la transmission et la réception de la réalité à des personnes en croissance. Si nous échouons, alors l’affaire est perdue d’avance.
Bien sûr, il existe des livres qui disent le contraire, de petits livres sordides qui expliquent que l’humanité se trouve au bord d’une nouvelle phase d’évolution, que l’homo n’était autrefois qu’un erectus, mais qu’aujourd’hui, avec son téléphone, il est sur le point de devenir quelque chose ressemblant à un deus. Cette notion est souvent qualifiée d’humaniste. En réalité, elle n’est que vaguement humaine, et ce, parce qu’elle oublie l’importance de ce mot si humain, c’est-à-dire le « si ».
Chez les musulmans, il est d’usage de parsemer chaque phrase de inch Allah, qui signifie « si Dieu le veut ». Chez les chrétiens, il est courant de dire: « Si Dieu le veut, nous vivrons et nous ferons ceci ou cela » (Jacques 4:15). Pour les juifs orthodoxes, c’est Be’ezrat HaShem et pour les protestants du Sud, on chante « si Dieu le veut et que le ruisseau ne monte pas » (« God willin’ and crick don’t rise » provient d’une chanson étasunienne des années 1950).
Cet universel don religieux qui consiste à ajouter un « si » pour chaque futur éventuel irrite les humanistes, avec leurs lexiques de « phases nécessaires » et de « singularités », des inévitables bonds en avant esthétiques. Comme si, lors de la conférence annuelle des futuristes californiens, après chaque exposé TED vantant la façon dont nous imprimerons bientôt nos saucisses en 3D, un rabbin engourdi et pouilleux se retrouvait sur le devant de la scène et s’exclamait : « mais qui sait ? Qui peut prévoir ? Peut-être pas ! Peut-être que l’ordinateur sera kaput ! »
Pourtant, les humanistes sont inhumains, ce que n’est pas le rabbin, car c’est dans la nature de tout développement humain de dépendre d’un échange entre générations qui ne peut être déterminé à l’avance. Considérer chaque développement technique sous l’angle de l’herméneutique du « si », c’est considérer l’humanité comme l’humanité, soit un animal qui ne pourrait jamais transmettre avec succès ce qu’il sait, qui ne pourrait jamais passer avec succès le ballon de la connaissance avant le plaquage de la mort.
Les humanistes sont inhumains, mais ne soyons pas dupes : leur « philosophie » est plus matériellement déterminée par le marché boursier que spirituellement déterminée par une quelconque compréhension de la condition humaine. Pour les Zuckerberg et les Musk de notre empire technique, chaque baratin sur le progrès est un argumentaire pour un produit. En vertu de la conscience religieuse, vous pourriez acheter une montre intelligente, qui sait ? En vertu de la conscience humaniste, il parait inévitable que vous le fassiez, alors courage. L’humanisme est une philosophie développée a posteriori pour justifier la présentation de chaque iPhone comme la prochaine étape inévitable de l’amélioration de l’avenir de l’humanité.
La manière non inéluctable avec laquelle l’humain s’en remet à l’humain me rend nerveux. Je ressens la fragilité de la famille humaine chaque fois que j’allume un appareil, sachant que ni moi ni personne de mon entourage ne serions en mesure de créer, entretenir ou réparer le système qui apparemment nous sert. Le monde repose sur des systèmes qui exigent des connaissances spécialisées sans garantir que ces connaissances seront transmises et reçues avec amour. Je ne veux pas dire que le monde moderne se trouve le premier à remarquer ou à craindre la contingence du progrès humain, car il s’appuie si fortement sur un amour qu’il ne peut pas promettre. Les mêmes traditions religieuses qui mettent l’accent sur le grand « si » de la continuité humaine exigent des comportements aussi anciens que « les fils obéissent à leurs pères » et « les pères tournent les yeux vers leurs enfants »; le respect des personnes âgées et l’attention portée aux jeunes; ne jamais déplacer un point de repère ou changer une loi de peur de pécher et de perturber la danse délicate par laquelle les gériatres offrent le monde aux nourrissons avant qu’ils ne retournent à la poussière. Nous avons toujours craint le déclin.
Même au sein de la chrétienté, j’imagine aisément un homme prendre conscience avec horreur que, si le savoir-faire des métiers n’est pas transmis fidèlement de maitre à apprenti, tout peut basculer. Nous pourrions nous retrouver comme les barbares après la chute de Rome, des gens parmi les ruines, qui ne savent tout simplement pas comment ériger et entretenir les différents arcs et colonnades sous lesquels ils se rassemblent malgré tout. Il ne suffit pas qu’un peuple triomphe, qu’il construise le monde à son image, qu’il réalise des choses étonnantes, tout arbre qui ne porte pas de fruits est jeté au feu. Les accomplissements de la chrétienté, comme ceux de Rome, pourraient bien finir comme les biens de l’eunuque; amassés pendant toute une vie, mais sans enfant à qui les léguer.
« Ils auréolent la technique d’une fécondité qu’elle n’a pas vraiment, alors même qu’ils technicisent la véritable fécondité humaine avec des appareils dont elle n’a pas vraiment besoin. »
Mais jusqu’à quel point le spectre du déclin nous hante-t-il, nous, les « tapoteurs » en tout genre d’un empire technique victorieux ? Les barbares n’ont pas reçu la tradition romaine de fabrication du béton, la méthode ayant été perdue pendant plusieurs centaines d’années. Leur technique militaire est également devenue kaput. Mais bon, qui a besoin de béton ? Qui a besoin de la garnison ? Les habitants de l’Empire romain qui s’est effondré ont réussi à recevoir et à transmettre un ensemble de connaissances agricoles qui leur ont permis de survivre. Ils ont peut-être déploré la perte de la haute culture, mais ils ont pu se réconforter avec la chaleur de celle plus basse.
Mais c’est précisément cette tradition de la culture paysanne et basse qui a été effacée de nos connaissances vivantes. Même l’agriculture est devenue un métier plutôt que la vocation humaine, inhérente et préalable. La construction est une activité technique connue de quelques-uns. Les fruits des compétences de base grâce auxquelles les gens réussissent à s’en sortir, allant de la couture à la salaison, de la construction au brassage, sont devenus des produits professionnels fabriqués par le biais de techniques intensives et vendues selon un prix plutôt qu’une tradition humaine donnée et reçue. Comment pourrions-nous, sachant qu’il y a eu des périodes de l’histoire au cours desquelles toutes sortes de techniques, de la fabrication du béton aux toilettes intérieures, sont « mortes » avec une génération, ne pas imaginer que la fabrication de processeurs à microprocesseurs ne fera pas de même? Comment pourrions-nous, alors que nous avons presque perdu la tradition de l’allaitement maternel au nom d’une obsession envers les moyens techniques, imaginer que nous sommes à l’abri de la perte des systèmes complexes de connaissance et d’action nécessaires à l’arrosage des champs par des drones automatisés ?
Aucune technique ne se suffit. Un téléphone intelligent peut nous permettre de parler la langue des humains et des anges, mais sans l’amour de la jeune génération pour cultiver les connaissances essentielles à la possession et à la fabrication de téléphones intelligents, cela n’est rien, qu’un point à l’écran. Les dirigeants de notre empire technique en sont conscients, et c’est pour cette raison qu’ils décrivent leurs appareils comme des « générations », tels des parents d’appareils, des appareils qui grandissent et évoluent. Ils auréolent la technique d’une fécondité qu’elle n’a pas vraiment, alors même qu’ils technicisent la véritable fécondité humaine avec des appareils dont elle n’a pas vraiment besoin. Cela nous réconforte devant la perte évidente de souveraineté humaine qui accompagne une vie vécue dans et par une culture technique en constante prolifération.
Les libéraux aiment imaginer le progrès technique comme celui des choses qui s’améliorent sans cesse. L’humain se trouve un spectateur de cette progression, et non pas son roi et sa raison, même s’il y participe parfois lorsqu’il est représenté comme une chose parmi les choses, s’améliorant (ou évoluant) consciencieusement. Mais en fait, l’apparente « nécessité » du progrès technique dépend toujours de la liberté humaine, et pas seulement de l’invention de tel ou tel appareil, mais de l’unité continuelle entre pères et fils, mères et filles, maitres et apprentis, dans laquelle une invention, qu’il s’agisse du plus petit appareil ou de la plus grande construction, est perçue comme valant la peine d’être donnée et reçue, de l’un à l’autre.
Jusqu’à présent, les États capitalistes libéraux ont pour habitude d’imposer l’apparente nécessité par laquelle une invention persiste et se transmet d’une génération à l’autre en créant des conditions de pénurie, dans lesquelles les moyens de subsistance des personnes sont directement liés à la production technique continuelle. En d’autres termes, soit nous apprenons à coder, soit nous mourrons de faim; nous recevons ce qui nous est transmis parce qu’il n’y a pas d’autres emplois et qu’il n’y a pas de moyens de subsistance pour ceux qui n’ont pas d’emploi. C’est ainsi que le monde devient froid et dur, et que chaque génération se distingue de la précédente par son amertume, car au lieu de recevoir ce que la génération précédente considérait comme digne d’être reçu, elle se retrouve assujettie à ce que la génération précédente a inventé : et elle se démène pour trouver un moyen de faire la même chose à ses enfants.
La traduction de cet article initialement publié en ouverture du magazine New Polity, vol. 3, no 4 (automne 2022) vous est offerte par Le Verbe.