enfant puissance destituante
Illustration : Le sacrifice d'Abraham, Louis Roy.

L’enfant, une puissance destituante

« Entre ouverture et projet, la différence est absolue. »

Henri Maldiney, Penser l’homme et la folie

Les vrais mystères, ceux qui ouvrent notre vie sur plus qu’elle-même, ne sont pas réservés aux seuls initiés. Ils sont notre lot commun. Le mystère de la paternité, et plus généralement de la parentalité, tout le monde ne l’éprouvera pas directement. Mais chacun de nous en provient, puisque nul ne s’est engendré lui-même.

On pourrait formuler ce mystère ainsi : nous naissons par celui qui nait de nous. Ce n’est pas la mère qui donne naissance à l’enfant. Car la mère, comme mère, ne préexiste pas à son enfant. Elle advient par lui. L’enfant, en voyant le jour, le donne à ses parents.

Par quoi l’on constate que la parentalité n’est pas une affaire de puissance, mais de relation. La relation est ouverture l’un à l’autre des termes qu’elle relie. Le père nait de l’enfant, et réciproquement. La puissance, au contraire, culmine dans l’indifférence où elle se tient des effets qu’elle produit. Un océan déchainé ne sait rien des dégâts matériels et humains qu’il est en train de causer. Cette indifférence ajoute à sa terrible puissance. À son plus fort, la puissance n’est pas même altérée par ce sur quoi elle s’applique. Qui domine parfaitement le combat en ressort sans aucune blessure…

Avoir un enfant, c’est, pour les parents, le délier de leur propre pouvoir afin que l’accueil prime l’emprise, et la relation passe avant toute domination.

Rien de cela dans la parentalité où il m’est donné d’être ce que je suis, père ou mère, par celle ou celui à qui je donne d’être. Pourtant, on le sait, la paternité a longtemps été associée à la puissance. Cela se nomme le patriarcat. En régime patriarcal, on n’existe que par la permission du père. La puissance patriarcale croit ainsi trouver dans une nombreuse progéniture sa propre confirmation.

Or, une fois l’enfant apparu, la puissance déjà se fait souci. Charge incombe au père de protéger les siens. La puissance cède d’autant plus à la relation que le père se laissera plus pleinement affecter par l’advenue de l’enfant. Qu’on s’en afflige ou qu’on s’en réjouisse, les papas d’aujourd’hui prennent leur part du soin de leur enfant. On constate ainsi que la paternité non seulement survit au patriarcat, mais ne s’en trouve pas forcément plus mal.

Principes et enfants

J’entends certains parents dire, avec un sourire un peu désabusé qui laisse apparaitre quelques rides de fatigue aux commissures des yeux : « Avant, j’avais des principes. Maintenant, j’ai des enfants. » Ce qui signifie : avant, j’étais assuré de ma puissance, à cheval sur des principes que je montais pour faire la guerre au monde ; depuis, je suis tombé mille fois. Tombé sur elle, d’abord, un beau jour et par hasard ; puis tombé amoureux d’elle. Première destitution.

Je suis ensuite tombé enceinte, en même temps qu’elle, ajoutant à ses vertiges physiques celui, métaphysique, de donner la vie. Puis je suis tombé des nues quand celle ou celui qu’elle portait a pointé le bout de son petit nez. Deuxième destitution.

Enfin, à cause de cet enfant, parce qu’il s’agit moins de le formater que d’apprendre avec lui à être son père, je suis tombé mille fois de mes principes. Troisième destitution qui, parce qu’il s’agit désormais de marcher d’un autre pas que le nôtre, ne cessera plus de nous faire avancer.

Cet article est d’abord paru dans notre numéro spécial automne 2021. Cliquez sur cette bannière pour y accéder en format Web.

L’enfant est en ce sens une « puissance destituante1 » : une puissance qui, comme le Christ dans sa Passion, fait trembler les puissances mondaines. L’enfant est une puissance faible. Son petit corps force ma force, sa vulnérabilité m’incline à des gestes pleins de douceur et de tact. Mais, comme l’amour du Christ dans sa fragile proposition, cette puissance est d’autant plus renversante qu’elle ne cherche pas à l’être.

Avenir et futur

Le signe de la puissance, avons-nous dit, est de n’être pas affectée par ses effets. Les enfants sont au contraire une invitation continuelle à se laisser toucher, atteindre, interroger… Bref, à se dépouiller du pouvoir qu’on avait sur sa propre vie.

L’enfant est une question dont nous n’avons pas la réponse, à laquelle nos silences, incrédules ou contemplatifs, sont parfois la seule réponse possible. Nous destituant comme maitre et possesseur de notre petite vie, l’enfant transforme le futur en avenir. Le futur est la continuation de notre présent dans un temps qui n’est pas encore. Le futur est la somme de nos projets et de nos projections. On le trouve consigné dans notre agenda.

Agenda, en latin, littéralement : « les choses que nous devons faire ». L’avenir, c’est au contraire ce que les enfants apportent avec eux, à savoir : le bouleversement de tous nos plans. C’est le rebondissement, quand la planification de notre vie avait bien pris soin de tout aplanir… Car même voulus, désirés, attendus, les enfants demeurent inattendus, irréductibles à l’image que nous nous sommes faite d’eux. Aussi font-ils de notre agenda un patienda : ils y introduisent toutes ces choses que nous n’avions pas prévues, qu’il faudra bien accueillir et souffrir – ce que signifie, en latin, le mot patienda avec lequel je joue.

Nos députés, pour satisfaire les désidératas des adultes et programmer les naissances, ne parlent plus d’enfants ni même de bébés, mais sans cesse seulement de « projet parental ». Il n’empêche : l’enfant n’est pas un projet ni même une projection de nous-même. Il est un projectile. Ainsi le fils, en grandissant, trahira les espoirs que je me plaisais à projeter sur lui. De moins en moins lisse, il déjouera mes plans. Ce faisant, il dépassera peut-être mes espérances. Tous les pères diront un jour, silencieusement et avec amour, ce que Jules César vociférait dans un effroi : « Tu quoque mi fili. »

Mon fils sera le mien (mi fili) le jour où je consentirai à le laisser aller vers sa vocation propre.

Le sacrifice d’Abraham

Pensons à Abraham, qui se vit promettre par Dieu des descendants aussi nombreux que les étoiles du ciel. Puissance. Mais, d’une part, un seul de tous ces enfants lui est donné, dans son vieil âge. Son futur tient au fil d’une fragile vie. Abraham est donc moins conforté dans sa puissance par la promesse divine qu’humblement confié à elle. D’autre part, cet enfant, il devra le perdre. À peine établi dans ses droits de patriarche, Abraham doit y renoncer et offrir son fils en sacrifice à Dieu.

Or, au moment du sacrifice, quand donc Abraham croit perdre son fils, celui-ci lui est rendu, restitué. Il lui fallait perdre jusqu’au bout pour recevoir pleinement. Ce n’est pas Isaac qui est sacrifié, mais Abraham lui-même, en tant que patriarche. Aussi n’est-ce pas, comme on aurait pu s’y attendre, un agneau qui sera immolé à la place d’Isaac, mais un bouc : non pas le fils (l’agneau), mais le père (un bouc).

Avoir un enfant, c’est, pour les parents, le délier de leur propre pouvoir afin que l’accueil prime l’emprise, et la relation passe avant toute domination.

Cela ne signifie certes pas renoncer à toute autorité, mais entendre celle-ci comme un service qu’on rend à l’enfant. Exercer une juste autorité, sans violence et sans renoncer pour autant à ses charges d’éducateur, c’est comprendre que, si l’enfant est par ses parents, il n’est pas pour eux. Il appartient non à sa famille ou à son clan, mais à sa vocation propre. Il appartient à Dieu parce qu’il est une libre réponse à son appel.

Dérangé

Un beau soir d’été, un proche me disait, considérant ma famille : « Toi, Martin, tu as choisi de te ranger… ce que, personnellement, je ne ferai jamais. Je tiens trop à ma liberté ! » La nuit qui suivit, je devais prendre la décision d’emmener ma fille de deux mois aux urgences pour une méchante bronchiolite.

Ma liberté, je l’exerçais. Devenu père, je lâchais cette liberté à laquelle « on tient trop » pour embrasser celle qui devine dans la détresse respiratoire d’un bébé la décision qu’il faut prendre. Cette liberté est avant tout un art d’être bousculé – liberté grâce à laquelle, à quarante ans passés, il nous arrive de quitter le sérieux des adultes et de jouer aux petites autos.

Non, je ne m’étais pas « rangé ». En ayant un enfant, j’avais accepté par avance, pour le meilleur et le restant de mes jours, de me laisser déranger.

Martin Steffens

Martin Steffens enseigne la philosophie en classe préparatoire littéraire à Strasbourg. Chroniqueur, auteur d'essais sur le consentement à l'existence (Petit traité de la joie, La vie en bleu, L'amour vrai...), Textes de patience et de résistance (DDB) et Marie comme Dieu la conçoit (Cerf).