Je dois dire que le retour du crucifix à l’hôpital du Saint-Sacrement ne suscite en moi aucun émoi particulier. Comme n’est guère parvenu à modifier mon humeur son retrait, quand j’en ai appris la nouvelle il y a une semaine.
J’ai trouvé idiot qu’on l’enlève, je ne me plaindrai donc pas qu’on le remette. Mais dans l’état actuel des choses, alors que s’approfondissent chez nous la déliquescence sociale, la déroute intellectuelle et l’aliénation spirituelle, qu’il soit ou non suspendu au mur de l’hôpital ne me fait ni chaud ni froid.
La seule chose peut-être qui, à l’extrême rigueur, me trouble un peu dans cette affaire de corruption (de l’esprit public et de l’âme collective), c’est que je me suis retrouvé, le temps d’une polémique, dans le même camp que Philippe Couillard, l’accoucheur de la loi sur les « soins de fin de vie » (sic). Je ne sais trop quoi en penser.
Équanimité parfaite
Je comprends bien qu’on veuille, pour des raisons de souveraineté culturelle, de filiation historique, de gratitude élémentaire, défendre le patrimoine, cultiver la mémoire, honorer les bâtisseuses. Mais à la vérité j’ai d’autres soucis par les temps qui courent.
L’approfondissement consenti et même enthousiaste de notre apostasie collective, symbolisée ici par la décision débile de quelques gestionnaires obtus, pressés d’oblitérer le passé, aurait pu éventuellement aviver ma peine.
Leur volonté d’assoir sur une neutralité factice la comédie du vivre-ensemble d’une société déjà atomisée, qui saccage ce qui lui reste de fondement solide en préparant la désintégration du dernier bastion de la sociabilité qu’est la famille, aurait pu me scandaliser.
Pas même une petite amertume ne m’est montée du fond de l’âme. Tarissement total des affects. Pulsation égale.
Mais non. Pas même une petite amertume ne m’est montée du fond de l’âme. Je vous le dis : nada! Tarissement total des affects. Pulsation égale. Équanimité parfaite. À en faire baver d’envie tous les adeptes du Vajrayāna.
La célérité pavlovienne avec laquelle les responsables de l’hôpital ont voulu obéir aux dictats du conformisme laïciste m’a laissé de marbre. Leur rétractation tout aussi servile m’indiffère.
Si j’y pense, je bâille. En me curant le nombril. Chose ô combien plus captivante que ce débat pittoresque pour postillonneurs d’opinions, où les apôtres de la nostalgie, qui sont du genre à s’attendrir devant une crèche sans pour autant être capables de réciter le Notre Père, croient faire œuvre utile en sermonnant les iconoclastes enthousiastes, alors qu’ils s’accommodent au fond de la même vacuité métaphysique que leurs opposants – vacuité suffocante dans laquelle, depuis un demi-siècle, nous essayons de faire monter en graine, dans les serres suintantes du sécularisme, et en les arrosant de nullités culturelles toujours plus bêtifiantes, des âmes faites pour fréquenter l’infini.
Sauver les meubles à défaut des âmes?
Nous n’en sommes plus à sauver la décoration intérieure d’une congrégation de bonnes soeurs, me semble-t-il.
Le patrimoine, la mémoire, l’hommage aux fondatrices, c’est très bien, mais ça ne suffit pas. Ça ne permet pas de ne pas crever de solitude et de dégout dès l’adolescence. Ça n’enlève pas le gout de s’expédier ad patres en se jetant par la fenêtre au bureau ou en se fabriquant une corde de chanvre à même les plants de pot du sympathique Justin. Ça n’empêche pas de succomber à l’envie de fin en fin de vie, ni ne détourne de recourir à la nouvelle pharmacopée des docteurs Couillard et Barrette.
Si la sauvegarde d’un joli décor catho-kitch est tout ce qui nous tient à cœur, alors je n’ai cure du décrochage de tous les crucifix, du dynamitage de tous les couvents et du lynchage des tous les chrétiens. De toute façon, on commence à en avoir l’habitude avec ce qui s’est passé en Syrie. Et ça aidera les derniers adeptes de la sequela christi à retrouver leur vraie vocation, qui est de mourir pour le monde en imitant au plus près Notre Seigneur Jésus-Christ.
Le boomerang du baby-boom
On ne comprend rien à ce qui se passe actuellement chez nous au plan religieux si on oublie que, durant des décennies, les femmes canadiennes-françaises ont subi massivement une forme de violence et d’abus psychologique au nom de la religion, donc au nom de Dieu, afin d’assurer « la revanche des berceaux » à un peuple émasculé qui n’avait, pour se défendre contre son confinement et son amenuisement programmés, qu’une arme de colonisé: le ventre de ses filles.
Dans le but de contraindre à la soumission et d’enfermer dans l’obéissance la conscience rétive de femmes peu enclines à transformer leur corps en usine à homo sapiens sapiens, l’Église s’est appuyée sur l’autorité de Dieu lui-même en agitant la menace de la damnation éternelle, chose réellement terrifiante pour des croyantes élevées dans l’atmosphère inquisitoriale et névrotique du jansénisme.
Les bourreaux de Ponce Pilate n’avaient pas mieux fait, il y a deux-mille ans, pour défigurer la Sainte Face.
L’image de Dieu qui forcément en fut induite, et que l’on a entretenue criminellement à coup de refus d’absolution, est absolument effroyable. Est-il besoin de dire qu’il s’agit là d’une abominable contrefaçon du vrai visage de Dieu, visible en Jésus-Christ? Les bourreaux de Ponce Pilate n’avaient pas mieux fait, il y a deux-mille ans, pour défigurer la Sainte Face.
Le ressort de la violence
L’abus commis au nom de la religion est la pire forme d’abus, parce que c’est un abus qui enferme la conscience individuelle dans un conflit artificiel avec la volonté de Dieu, devant lequel la personne pieuse ne peut rien, sinon se révolter et précipiter ainsi sa perte.
Le pire viol de conscience est celui qui est commis au nom de la plus grande menace, la menace divine, car il exerce au nom de Dieu la plus grande violence psychologique et entraine la plus grande dépersonnalisation qui soit, en obligeant l’objecteur à « ossifier » sa conscience pour la faire taire et ainsi éviter les peines de l’Enfer.
Je sais qu’il faudrait quatorze thèses de doctorat dans toutes les disciplines des sciences humaines pour apporter toutes les nuances requises en cette matière. Et quatorze autres pour étudier la concaténation de toutes les autres causes du déclin du christianisme, ainsi que leur interaction avec celle relative à l’état psychologique des nos aïeules, bisaïeules et trisaïeules, de 1840 à 1960.
Si la commination des soutanes et des chanoines n’explique pas tout, elle explique tout de même pour une bonne part l’abandon généralisé de la foi par les Anciens Canadiens devenus Québécois. Car les victimes de cet abus sont précisément celles sur qui reposa, traditionnellement, dans l’intimité du foyer, la transmission de la foi.
La perte…
L’Église ayant instrumentalisé les femmes, celles-ci, à la première occasion, prirent tous les moyens (pilule, amour libre, divorce) pour se réapproprier leur corps, y compris le plus extrême, qui consiste à se débarrasser du corps d’un autre (souvent parce que les pères les y incitent ou parce qu’ils ont fui leurs responsabilités).
La violence de cette réaction de survie répond, me semble-t-il, à la violence d’une agression préalable ayant conditionné les perceptions et les comportements dans le sens d’une surcompensation défensive, destinée à néantiser le moindre risque d’assujettisement.
Et rien ne changera dans le paysage religieux québécois tant que la radicalité du rejet des traditions catholiques n’apparaitra pas au moins comme partiellement problématique aux yeux des Québécois qui, depuis cinquante ans, louvoient entre déserts existentiels et marécages ésotériques.
Non, il ne se passera rien tant que l’on n’aura pas compris que l’affranchissement et la tentative de reconquête de soi s’est faite, dans son excès, au détriment d’une autre part de soi qui mérite de s’épanouir en liberté: la part éternelle.
Pour l’instant, même si le climat culturel change, au fur et à mesure que le passé sombre dans l’abime de l’oubli, rien n’évolue significativement, car le mal est fait : le divorce entre la nation laurentienne et l’Église catholique est consommé.
De plus, le sentiment de perte n’est pas encore assez grand par rapport au sentiment de liberté reconquise pour qu’une révision même partielle du rapport des Québécois au christianisme soit sérieusement envisageable.
…et le lien
Les retrouvailles de notre peuple avec la foi sont retardées, aussi, parce que les vieilles générations boomeuses et leurs héritiers spirituels s’enthousiasment encore trop pour les nouvelles servitudes à la mode (porno, gender, biotech) et parce que les générations nouvelles, à peu près sans contact avec le christianisme, ne perçoivent pas encore distinctement qu’on les a dépossédées de quelque chose.
Viendra peut-être un temps où, tous les crucifix ayant été décrochés, nous n’attendrons plus rien d’aucun dieu, d’aucune Église, d’aucun prophète, et où nous pourrons nous livrer en toute liberté à des séances de sexe virtuel financées par l’État thérapeutique, pour l’apaisement des souffrances intérieures d’une masse de célibataires chroniques, maintenus leur vie durant dans l’isolement affectif par leurs nombrilistiques ambitions individuelles et la dissolution concomitante de tous les liens sociaux. Et peut-être appellerons-nous cela le bonheur.
Mais peut-être aussi garderons-nous un quelconque lien avec la croix du Christ.
Et peut-être que de ce lien naitra l’émerveillement soudain d’une jeunesse épiphanique, touchée par la grâce et désireuse de promouvoir, avec l’encouragement des chrétiens venus d’ailleurs, l’amorce d’un processus de réexamen historique et de guérison de la mémoire, capable enfin de nous sortir de l’ergastule du ressentiment.
Alors un beau jour, insatisfaits du retour du crucifix, nous réclamerons le retour du Crucifié, qui sait mieux que quiconque ce que c’est que de subir l’outrage d’un parti de prêtres imprécateurs, trop empêtrés dans la politique pour savoir marcher humblement avec son Dieu et en (re)connaitre le vrai visage.
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