féminisme mutation
Photo : Samantha Sophia / Unsplash

Un féminisme en mutation ?

Qu’ont en commun les femmes transgenres, les personnes prostituées et les femmes musulmanes ? L’approche intersectionnelle rassemble des militantes issues de ces groupes dans une lutte contre ce qui est conceptualisé comme une « matrice de domination1 ». Ce féminisme oppose au patriarcat le paradigme de la diversité, dans lequel se dissolvent les référents à la féminité. Regard sur les mutations du féminisme contemporain.

En novembre 2013, lors des États généraux du féminisme, une centaine de militantes ont quitté la Fédération des femmes du Québec (FFQ) pour fonder leur propre organisation. Ce schisme, provoqué par un débat sur le port du hijab, a marqué l’adoption de l’approche intersectionnelle par la FFQ.

Plus récemment, la FFQ a entériné de nouvelles positions controversées, cette fois-ci concernant la prostitution. L’organisation reconnait entre autres « l’agentivité des femmes dans la prostitution/industrie du sexe, incluant le consentement à leurs activités2 ».

Ces propositions, portées par une femme transgenre puis ratifiées par les autres membres, dressent les contours d’un mouvement en apparence improbable.

Le féminisme intersectionnel en contexte

Le féminisme est un mouvement social multiple, qui s’est articulé différemment selon les lieux et les époques. Dans ce contexte, les mots employés, comme « genre » ou « femme », sont équivoques.

Dans son essai Adieu mademoiselle, la journaliste Eugénie Bastié relate les transformations récentes du féminisme. Elle rappelle que le terme « genre » a été utilisé pour la première fois en 1972 par la Britannique Anne Oakley, qui a théorisé la distinction entre le sexe biologique et le genre culturel. Si l’on définissait le genre comme une construction sociale, cette théorie ne niait pas la différence sexuée en elle-même (voir l’historique proposé par Ariane Beauféray). Le genre permettait de mettre en relief les différentes modalités d’expressions de la féminité et de la masculinité de par le monde.

À la fin des années 1980, la philosophe Judith Butler a récupéré cette notion du genre pour s’opposer à la binarité des sexes, qu’elle conçoit comme une construction sociale dont il faut se libérer.

L’autodétermination devient le barème en fonction duquel on discute du bienfondé des positions à adopter.

À ce moment de l’histoire, la féministe typique était blanche, hétérosexuelle et provenait de milieux aisés. Aux États-Unis, ces femmes marginalisées ont revendiqué leur place au sein du mouvement. Elles ont réalisé que les avancées féministes se concrétisaient souvent au détriment de celles qui sont socialement, économiquement et symboliquement subordonnées. Par exemple, l’accès au marché du travail a été rendu possible grâce au travail d’employées de maison, qui étaient souvent des femmes noires ou latino-américaines. Kimberley Crenshaw, une universitaire afro-américaine, a étudié comment les discriminations fondées sur le sexe, l’orientation sexuelle, la race, la classe sociale, le handicap forment un système qui privilégie certaines personnes et en exclut d’autres.

Le féminisme intersectionnel est l’approche théorique qu’elle a développée pour rendre compte de cet « enchevêtrement des oppressions ».

La négation du féminin

Le féminisme intersectionnel doit dès lors combattre, autant que le sexisme, le racisme, l’homophobie, la transphobie, le capacitisme, le classisme et le spécisme.

La priorité est accordée aux revendications portées par les groupes jugés les plus opprimés, ce qui peut expliquer pourquoi les positions portées par la FFQ ces années-ci ne semblent concerner que les minorités. Le féminisme intersectionnel aspire pourtant à défendre toutes les femmes. Pour inclure les personnes transgenres, il s’opposera à une définition de la féminité fondée sur la biologie. C’est le fait de s’identifier comme femme qui importe désormais.

Ce tournant idéologique a un impact réel dans les rangs du mouvement féministe. La marche des femmes de Washington, organisée en opposition aux politiques du président américain Trump, a mis en lumière ces divisions. Lors de la première édition, en 2017, des milliers de femmes ont arboré un « pussy hat » : une tuque avec des oreilles de chat tricotée en rappel des propos de Donald Trump sur les femmes.

Des militants transgenres ont critiqué cette symbolique jugée oppressive, puisqu’elle envoie le message selon lequel « avoir un vagin est essentiel à la féminité ». Le port du « pussy hat » a donc été découragé par le comité organisateur lors de la marche tenue l’année suivante.

Agencéité et libéralisme

« La révolution sera intersectionnelle ou ne sera pas », peut-on lire régulièrement sur les médias sociaux.

Considérant la variété de femmes dorénavant intégrées au féminisme, il devient difficile pour les organisations militantes de poser les principes en fonction desquels analyser certains enjeux, par exemple la prostitution.

L’autodétermination devient le barème en fonction duquel on discute du bienfondé des positions à adopter. L’agentivité sera définie comme la capacité à agir par soi-même, indépendamment des structures imposées. Dans ce cadre, si elles sont librement choisies, l’avortement, la prostitution ou la gestation pour autrui sont des pratiques qui ne portent pas atteinte aux femmes.

Saba Mahmood est une anthropologue qui s’est intéressée aux relations entre la liberté et la soumission, la religion et le sécularisme. Elle qualifie d’étroite cette représentation de la liberté : « L’agentivité apparait comme la capacité de l’individu à contester le pouvoir – de façon consciente ou inconsciente. En d’autres termes, la déconstruction ou la remise en question des normes est considérée comme le paradigme dans lequel s’inscrit l’agentivité. »

Elle associe la consécration du libre-choix à la pensée libérale : « Le libéralisme présuppose une anthropologie du sujet très particulière : une anthropologie dans laquelle la liberté est d’abord comprise comme la capacité individuelle d’agir de manière autonome selon ses propres désirs et intérêts (intérêts qui sont largement définis en termes économiques). »

La dimension relationnelle de la personne humaine est, dans une optique libérale, vue comme une limite à la réalisation de soi.

Quelle place pour les mères ?

Puisque seule la femme qui échappe à son destin social et biologique est pressentie comme libérée, les mères au foyer sont sous-représentées au sein du féminisme médiatique.

Annie Cloutier, écrivaine et doctorante en sociologie, a écrit sur ce thème. Dans son essai Aimer, materner, jubiler, elle pourfend une idéologie qui, selon elle, dévalorise la maternité en faisant du travail rémunéré le principe organisateur de la vie. Lors d’un midi-clavardage organisé par la FFQ, elle expliquait :

« Dans le contexte actuel, l’élargissement sans fin des droits à la conciliation travail-famille est une stratégie que je trouve conformiste, parce qu’elle fait le jeu du néolibéralisme. En tant que féministe, on confirme jusqu’à un certain point notre soumission entière au travail rémunéré, et on renonce à faire la révolution. »

Celle qui travaille depuis la maison reconnait la contribution du travail salarié à l’épanouissement de nombreuses femmes. Dans le contexte actuel, Annie Cloutier observe néanmoins que l’accès au marché du travail ne protège pas de la pauvreté et que les femmes, comme les hommes, sont surmenées. Dans le paradigme de la conciliation travail-famille, elle perçoit qu’on vit pour travailler, et non l’inverse.

« Travailler moins, de ce point de vue, est vu comme un mal nécessaire, une contrainte imposée par la biologie des mères, la grossesse, l’accouchement et l’allaitement, non comme un principe qui doit guider l’ensemble d’organisation famille-travail. Sitôt la contrainte éliminée, sitôt que les femmes ont arrêté d’allaiter, le féminisme demande que les femmes reprennent leur travail et que la société soit organisée de façon à ce qu’elles puissent le faire. »

La mère de famille déplore que ce qui se rattache aux univers de la domesticité (comme les soins aux plus fragiles), et aussi de l’entraide, de la solidarité, de la vie de quartier, et du sens de la vie soit relégué à des préoccupations secondaires.

Féministes nouvelle vague

La marche des femmes de Washington, un évènement que nous avons évoqué précédemment, a servi de vitrine au féminisme intersectionnel américain. Seuls les groupes féministes pro-vie ont été exclus de cette grand-messe qui prétendait pourtant inclure tout le monde. Cette fois-ci, sur les médias sociaux, on a lu : « Le féminisme intersectionnel n’a pas de ligne d’action pro-vie, puisque la liberté de choisir est au cœur de son projet. »

Ces féministes pro-vie ne militent pourtant pas pour la criminalisation de l’avortement. Elles interprètent l’avortement comme un symptôme de la violence faite aux femmes. Elles refusent de voir cette pratique comme une solution aux oppressions qui interfèrent dans leur vie.

New Wave Feminists est le groupe qui a sans contredit reçu le plus de visibilité à la suite de son exclusion de la marche. Destiny De La Rosa, la cofondatrice, a été invitée à s’exprimer sur différents plateaux. L’équipe de Saturday Night Live a repris l’évènement dans un sketch qui évoquait le paradoxe de leur exclusion.

Bien qu’elle se présente comme une organisation séculière, New Wave Feminists indique s’appuyer sur « l’éthique cohérente de la vie » développée par le cardinal Joseph Bernardin. Elles militent donc contre l’usage de la violence dans toutes les sphères de la vie. New Wave Feminist, en tant que groupe pro-vie, se positionne contre la peine de mort, la guerre, l’euthanasie.

Sur la page Facebook de l’organisation, Destiny De La Rosa intervient chaque fois que les débats publics portent sur ces questions. Quand, devant la crise des réfugiés, on demande où sont les groupes pro-vie, New Wave Feminists répond « présentes ».

Le groupe travaille aussi à la création d’une application mobile destinée aux femmes : HelpAssistHer. Ce programme vise à localiser et à rendre accessible l’ensemble des ressources dédiées au soutien des femmes enceintes et des jeunes mères.

Plaidoyer pour la différence

Bien que méconnue du grand public, la notion d’intersectionnalité influence aujourd’hui l’ensemble du mouvement féministe. Ce qui relevait à l’origine d’une pensée raciale critique est devenu un cadre de référence dans plusieurs milieux universitaires et professionnels, comme en santé ou en service social.


Cet article est paru dans le numéro spécial d’hiver 2019 de la revue Le Verbe. Cliquez ici pour consulter la version originale.


Ce féminisme de la troisième vague influence aussi la culture populaire, que ce soit dans le domaine musical ou à la télévision. Une vidéo montrait récemment l’actrice oscarisée Anne Hathaway proclamer qu’il fallait maintenant détruire le mythe qui fait de « l’homme blanc hétérosexuel cis » le centre du monde.

En prétendant être un véhicule à l’ensemble des luttes humaines, le féminisme intersectionnel formate la manière dont le changement social s’articule. Les politiques identitaires occupent une place importante dans ce programme. Les militants sont invités à vivre un éveil, à devenir « woke », c’est-à-dire conscients des injustices présentes dans la société. Les personnes qui ont des opinions différentes seront qualifiées de « problématiques » et interpelées publiquement. Se dressent les contours de ce que certains observateurs qualifient déjà de « religion ».

L’impertinence des chrétiens

Pour les catholiques, l’être humain est à l’image de Dieu. La différence des sexes marque la finitude de l’être humain, et c’est d’abord en reconnaissant son statut de créature que l’homme, comme la femme, peut entrer en relation avec Dieu. La dimension relationnelle fait partie intégrante de la dignité de la personne, que l’on ne peut réduire au statut d’individu. L’homme est à l’image de Dieu : c’est pourquoi il ne peut se réaliser pleinement que par le don désintéressé de lui-même.

Cette manière de voir le monde est inaudible en ultramodernité.

Pour Jean-Paul Willaime, sociologue des religions, « la pertinence du christianisme aujourd’hui réside en grande partie dans son impertinence, dans son non-conformisme, dans sa capacité à manifester un accompagnement critique remettant en question les évolutions en cours dans la vie contemporaine ».

La reconnaissance de la limite entre soi et l’autre est constituante de l’éthos chrétien. Le féminisme intersectionnel tend aujourd’hui à promouvoir l’idéal de la self-made-woman.

À la suite d’Eugénie Bastié, d’Annie Cloutier et de New Wave Feminists, nous pensons que cette représentation de la féminité est illusoire.

Les femmes, comme les hommes, n’ont pas choisi de naitre comme elles sont. Puisqu’il n’y a que Dieu qui puisse créer ex nihilo, sans doute gagnerons-nous à reconnaitre comme cadeau ce qui nous a été donné, la différence sexuelle incluse.


Pour aller plus loin :

Eugénie Bastié, Adieu mademoiselle. La défaite des femmes, Paris, Les Éditions du Cerf, 2016, 225 pages.

Annie Cloutier, Aimer, materner, jubiler, Montréal, VLB éditeur, 2012, 230 pages.

Jean-Michel Landry, « Repenser la norme, réinventer l’agencéité : Entretien avec Saba Mahmood », Anthropologie et Sociétés, vol. 34, no 1, 2010, p. 217–231, [en ligne]. [https://doi.org/10.7202/044205ar].

Jean-Paul Willaime, « Pertinence de l’impertinence chrétienne dans l’ultramodernité contemporaine ? Un point de vue sociologique sur la condition chrétienne aujourd’hui », Transversalités, no 131, 2014, p. 113-132.


Valérie Laflamme-Caron

Valérie Laflamme-Caron est formée en anthropologie et en théologie. Elle anime présentement la pastorale dans une école secondaire de la région de Québec. Elle aime traiter des enjeux qui traversent le Québec contemporain avec un langage qui mobilise l’apport des sciences sociales à sa posture croyante.