Ainsi, il faut comprendre l’époque où est écrite l’Apocalypse, et savoir qu’alors Domitien était César.
– Victorin de Poetovio, Sur l’Apocalypse (texte datant de 258-260).
Peu de gens savent que le dernier livre de la Bible est un chef-d’œuvre de la littérature antitotalitaire. C’est en poussant plus avant l’étude de l’Apocalypse que le lecteur comprend qu’il est devant une œuvre de l’Antiquité ayant des accointances avec la littérature dystopique, dont le plus remarquable exemple est peut-être 1984. Dans ce roman antistalinien de George Orwell, Big Brother assure le triomphe de l’ordre totalitaire par le maintient d’un État policier. Dans l’Apocalypse, il revient au divin César, appuyé par l’appareil impérial, de jouer le rôle de Big Brother en toge virile.
Le parallèle ne vaut évidemment que dans certaines limites, et on pourrait à juste titre défendre l’idée que l’Apocalypse ressortit d’abord et avant tout au registre de l’utopie, étant donné qu’elle culmine dans la description d’un «ciel nouveau et d’une terre nouvelle» (21,1), puis de la Jérusalem céleste, lieu qui est nulle part (c’est l’étymologie du mot utopie) et où il ne «fera plus jamais nuit» (21,25).
Cohabitent en réalité dans ce caléidoscope de la consommation des siècles toute la concaténation des catastrophes finales et toutes les triomphales fulminations de la majestueuse cité séraphique faite d’or pur semblable à du cristal pur (cf. 21,18). Mais c’est d’abord sur le caractère liberticide et oppressif du système politicoreligieux de l’Imperium romanum qu’il faut insister si l’on veut comprendre la raison d’être de ce texte énigmatique.
Auteur et genre littéraire
Le livre de l’Apocalypse a été écrit par Jean de Patmos, un chrétien de culture juive ayant évolué en Asie Mineure à la fin du 1er siècle après Jésus Christ. Son texte appartient au genre prophétique, et plus spécifiquement au sous-genre de la littérature prophétique de type apocalyptique.
Celle-ci se caractérise généralement par sa dimension eschatologique et sa description des réalités transcendantes, qu’une entité céleste (un ange en l’occurrence) révèle à un homme choisi par Dieu pour «porter sa Parole» aux autres hommes, dans un dessein de conversion et de salut.
En plus de donner accès aux réalités ultimes qui déterminent selon le plan de Dieu le sens et le cours des évènements de l’histoire enfin éclairés par la lumière d’en haut, l’œuvre apocalyptique de Jean entend rappeler au lecteur l’identité du véritable Seigneur du monde, qui n’est pas l’empereur, mais Jésus Christ.
Génétique du texte et datation
D’après l’exégète américain David Aune, le texte de l’Apocalypse tel qu’il nous est parvenu aurait été élaboré autour d’un «noyau néronien», c’est-à-dire d’un ensemble d’éléments discursifs primitifs provenant d’une première version écrite à l’époque de l’empereur Néron (vers 68-70, pense-t-on).
Un quart de siècle plus tard environ, sous Domitien (donc vers 89-96), cette hypothétique première version aurait été revue et augmentée par son auteur pour nous donner l’ouvrage prophétique (cf. 1,3: «cette prophétie»), ésotérique (cf. 1,1: «à ses serviteurs») et visionnaire (cf. 1,11: «ce que tu vois») que nous connaissons et dans lequel culmine la Révélation biblique.
Comme le livre de l’Apocalypse renvoie constamment, de façon codée, à la situation sociopolitique prévalant à l’époque de sa production, on comprend qu’un détour par l’étude du contexte culturel, politique et religieux auquel Jean de Patmos fait référence, à savoir celui de l’Empire romain de la seconde moitié du 1er siècle, est nécessaire si l’on veut accéder à la véritable signification de ce texte difficile.
Contexte de rédaction
Par quoi ce contexte sociopolitique et religieux se caractérise-t-il exactement? On peut dégager trois données culturelles majeures. D’abord, la compénétration du religieux et du politique dans le système politique impérial, phénomène idéologique qui, dès Auguste (né en – 63), résulte en la divinisation des empereurs et la politisation de la piété romaine.
De façon générale, dans l’Antiquité, toute activité sociale, économique ou politique possède une dimension religieuse. Sous le régime impérial romain, l’allégeance religieuse d’un groupe (nation, communauté, secte, etc.), qu’elle soit reconnue par le pouvoir ou simplement tolérée (le christianisme ne l’était pas), doit inclure, à côté ou en surplomb des croyances qui lui sont propres, des éléments de religiosité romaine et, surtout, une allégeance explicite à l’empereur.
Il s’ensuit – c’est la deuxième donnée majeure – que tous les administrés de l’Empire (y compris les chrétiens forcés à la clandestinité) subissent la pression politique et idéologique du système et doivent se conformer, dans les différents milieux où ils vivent et travaillent, à certains rituels et discours manifestant leur allégeance à l’empereur, un homme qui se fait Dieu.
Cela, évidemment, ne peut convenir aux chrétiens, qui vouent un culte exclusif au Dieu qui s’est fait homme. En théorie du moins, car, dans la pratique, les avantages très concrets offerts aux sujets participant au culte officiel – celui du prestige social n’étant pas des moindres – rendaient l’indéfectible fidélité au Christ moins immédiatement attrayante pour une proportion inquiétante de chrétiens, qui négligeaient de chercher d’abord le Royaume.
La tentation de biaiser, de louvoyer, de transiger, de participer au culte impérial, ne serait-ce que de façon extérieure, sans y croire vraiment, seulement pour donner le change, par intérêt ou par pusillanimité et peur des représailles, était en tout cas très présente. Et la compromission avec l’ordre politique idolâtrique était une réalité trop répandue pour ne pas poser problème et mettre en péril la cohésion de la communauté chrétienne.
Il va sans dire que ces comportements, symptomatiques d’une foi affadie et vacillante, entrainaient un affaiblissement encore plus grand de la ferveur et une édulcoration du témoignage évangélique, sans rien dire du risque de perte des biens éternels qui guettait les chrétiens se laissant circonvenir par les suggestions perfides du serpent. C’est la troisième donnée contextuelle à prendre en compte pour comprendre la genèse de l’Apocalypse.
La vocation au témoignage
À l’heure du risque – du risque de persécution, mais d’abord de compromission –, Jean de Patmos exhorte ses coreligionnaires à ne pas participer au culte de l’empereur. Conscient que cette attitude intransigeante peut très rapidement entrainer l’exclusion des chrétiens de la vie économique (et compromettre leur subsistance), ainsi que de la communauté politique (et compromettre leur vie), il n’en appelle pas moins au refus public du culte public, lorsque les circonstances l’exigent.
Car le culte impérial, suprême instrument de propagande, consacre la domination politique et le rayonnement symbolique des forces du mal. Or, il ne peut y avoir de collaboration des chrétiens avec le Dragon (13,2) et la Bête (13,1). Il faut donc impérativement cesser toute participation au culte romain, dénoncer les mensonges de la propagande et rappeler que seul Christ est Seigneur (11,15).
Cette attitude de refus, pense Jean de Patmos, obéit à une exigence plus profonde: celle de vivre pleinement sa vocation chrétienne, qui est une vocation au témoignage prophétique par la vie vécue en conformité à l’Évangile (10,11), et aussi par la vie donnée et sacrifiée par amour de la vérité lorsque cela est nécessaire, à l’instar du Christ et à l’exemple des martyrs, qui sont désormais dans la gloire (14,4).
L’imitation de Jésus Christ
Afin de faire face à l’hostilité et à la violence que ne manquera pas de susciter le témoignage chrétien, Jean appelle ses frères à contempler le Christ qui s’est laissé agresser et tuer; à suivre l’exemple de l’Agneau qui a accepté de mourir pour rendre témoignage à la vérité (cf. Jn 18,37). Car, malgré ce que peut laisser croire un monde dominé par la Bête, l’Agneau immolé est vainqueur des forces du mal. Il est vivant et «sur lui la mort n’a plus aucun pouvoir» (Rm 6,9): «Je suis le Vivant, dit le Christ; j’étais mort, mais me voici vivant pour les siècles des siècles, et je détiens les clés de la mort et du séjour des morts» (1,18).
Chose plus sublime encore, le Christ ressuscité, qui est la vie (Jn 14,16), a pouvoir de donner une vie nouvelle et éternelle à ceux qui, par lui, avec lui et en lui, versent leur sang pour le témoignage de la vérité. Oui, à ceux qui, «dépassant l’amour d’eux-mêmes», vont «jusqu’à la mort», à ceux qui, déployant la puissance de la croix, «ont vaincu par le sang de l’Agneau et le témoignage de la parole» (cf. 12,11), le Christ promet la vie: «Le vainqueur, je lui donnerai à manger du fruit de l’arbre de vie qui est dans le Paradis de Dieu» (2,7). Vérité que confirme en une formule lapidaire l’auteur de la deuxième épitre à Timothée: «Si nous sommes morts avec lui, avec lui nous vivrons» (2 Tm 2,11).
La contemplation de la gloire du Christ, entouré d’un luxe de symboles qui prophétisent en image la victoire finale de Dieu sur le mal, est en somme le moyen mis de l’avant par Jean de Patmos pour arracher les chrétiens à l’illusion que l’ordre du monde et de la cité est par essence tel que le définit et le modèle (pour un temps seulement) l’Empire romain, avec la puissance de ses organes de propagande et la violence implacable de ses forces armées.
Échappant, par l’audition et la méditation du texte sacré, à l’endoctrinement idéologique auquel le pouvoir mondain veut les soumettre, les chrétiens ont de nouveau et pour de bon accès à une compréhension véritable du drame existentiel qui se joue sur fond de transcendance divine.
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Évidemment, toute ressemblance avec le monde tel qu’il va de nos jours, ainsi qu’avec la situation contemporaine des chrétiens, serait purement fortuite. Mais il ne serait pas mauvais pour autant que les disciples du Christ se remettent promptement à la lecture assidue du livre de l’Apocalypse. On ne sait jamais, ça pourrait servir éventuellement.
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Pour aller plus loin:
Richard Bauckham, The Theology of the Book of Revelation, Cambridge University Press (coll. The New Testament Theology), 2014.