Texte écrit par Stéphanie Grimard
Alors qu’a lieu l’exposition Le Petit Prince parmi les hommes présentée à la Place Bonaventure à Montréal, Le Verbe a voulu s’entretenir avec le philosophe Thomas De Koninck sur la place qu’occupe la quête spirituelle dans l’œuvre de Saint-Exupéry, particulièrement dans Le Petit Prince. Lui et son épouse nous ont reçus à bras ouverts.
Saint-Exupéry a écrit, dans la Lettre au Général X tirée de ses Écrits de guerre : « Il n’y a qu’un problème, un seul, de par le monde. Rendre aux hommes une signification spirituelle ». Qu’est-ce que cela laisse entendre? Pour Thomas De Koninck, cette recherche spirituelle est en réalité une quête de sens. « Saint-Exupéry cherche, dans toute son œuvre, un sens à la vie. Toute sa vie est une quête de sens. »
Pourquoi la vie vaut-elle d’être vécue? Au nom de quoi acceptons-nous toutes les difficultés qui se présentent sur notre chemin, à quoi bon continuer malgré tout?
L’être humain a soif de réponses à ces questions, comme l’aviateur perdu dans le désert recherche désespérément un puit où s’abreuver. Le sens de la vie est « la plus pressante des questions », nous rappelle d’ailleurs Camus, contemporain de Saint-Exupéry, au début du Mythe de Sisyphe.
Le Petit Prince offre certains éléments de réponse à ces questions. L’immense succès du livre n’est plus à démontrer : il s’agit de l’ouvrage le plus traduit au monde après la Bible (dans plus de 400 langues et dialectes), et il « rejoint les gens de toutes les cultures et civilisations jusqu’au plus profond de leur être; ils se reconnaissent, et sont touchés par la philosophie du Petit Prince », nous dit De Koninck. Ce n’est pas « un petit conte comme les autres ».
Des renards…
Pour le philosophe, les deux symboles de la rose et du renard sont les plus porteurs, eux qui représentent tour à tour l’amour et l’amitié. « Vivre dans l’amitié et dans l’amour, c’est ce qui donne le sens à la vie. » Car pour nous êtres humains, une vie totalement solitaire, sans partage avec d’autres, est impossible.
« La vie humaine se partage, c’est un bien commun », nous dit celui qui, enfant, a fait la rencontre de Saint-Exupéry. Il s’agit de partir à la découverte d’un « autre soi », comme le dit Aristote, pour qui l’amitié entre les humains est le sommet de la politique, « son but ultime », nous rappelle De Koninck. « Le manque d’amitié est la plus grande souffrance », selon Aristote.
Mais pour arriver à l’amitié véritable, il faut savoir apprivoiser l’autre, ce qui prend du temps. « C’est comme un défi pour nous tous de vivre dans l’amitié », et c’est ce que démontre la relation entre le Petit Prince et le renard, qui nous fait voir tout le travail que cela implique. Il vaut mieux cependant poursuivre cette difficile recherche d’authenticité dans la relation à l’autre, plutôt que de se contenter de faux-semblants comme le propose le marchand de pilules qui apaisent la soif, que rencontre plus tard le Petit Prince. Continuer de ressentir cette soif, pour cheminer vers une véritable source de sens.
… et des roses
La rose, quant à elle, évoque ce grand souci de l’autre qui est ressenti dans l’amour. C’est elle qui justifie le retour du Petit Prince sur sa planète : il doit prendre soin d’elle, s’assurer qu’elle ne se fasse pas manger par un mouton, elle qui n’a que quelques épines pour se défendre. L’amour découvre l’autre dans toute sa vulnérabilité et son unicité, l’espoir de le retrouver donne du sens à la quête.
De Koninck nous rappelle les mots du Petit Prince : « Si quelqu’un aime une fleur qui n’existe qu’à un exemplaire dans les millions et les millions d’étoiles, ça suffit pour qu’il soit heureux quand il les regarde. Il se dit : « Ma fleur est là quelque part… » Mais si le mouton mange la fleur, c’est pour lui comme si, brusquement, toutes les étoiles s’éteignaient! »
Que ce soit l’amoureux qui cherche sa bienaimée, le philosophe qui poursuit la vérité, ou le croyant qui tend vers Dieu, toutes les formes d’amour fournissent du sens à celui qui se laisse porter par lui. Pour De Koninck, l’amour est « le phénomène le plus grand qui soit ».
L’amour permet aussi une forme inouïe de communication, comme en témoigne ce passage de Citadelle, œuvre posthume de Saint-Exupéry : « Ce qui est en moi, il n’est point de mot pour le dire. Je ne puis que le signifier dans la mesure où tu l’entends déjà par d’autres chemins que la parole. Par le miracle de l’amour ou, parce que, né du même dieu, tu me ressembles. » Dieu, en effet, aide à toucher au sens, au langage de l’amour. « Dieu d’abord est sens de ton langage et ton langage s’il prend sens te montre Dieu. », peut-on lire plus loin dans Citadelle. Saint Jean n’a pas trouvé meilleure façon de le décrire : Dieu est amour.
L’amour, enfin, libère. Et quelle autre source de sens se trouve en la liberté! De Koninck rappelle cet autre extrait de Citadelle : « les murs de la prison ne peuvent enfermer celui qui aime, car il est d’un empire qui n’est point des choses mais du sens des choses et se rit des murs ». Pour partir à la recherche de sens, il faut être en possession d’une divine liberté.

L’allumeur de réverbères
Il ne faut pas oublier l’allumeur de réverbères, celui à l’occupation la plus « absurde », mais dont le travail a pourtant le plus de « sens ». Lui, au moins, « s’occupe d’autre chose que de soi-même ».
« Quand il allume son réverbère, c’est comme s’il faisait naitre une étoile de plus, ou une fleur. Quand il éteint son réverbère, ça endort la fleur ou l’étoile. C’est une occupation très jolie. C’est véritablement utile parce que c’est joli. » Ça aide à imaginer Sisyphe heureux, pour revenir à Camus.
À la fin du Petit Prince, la question de savoir si l’enfant meurt ou non reste floue. De Koninck l’affirme sans ambages : la mort est un mystère en soi.
Ça rappelle aussi le théâtre de Becket, où le sens de la vie des personnages se découvre malgré tout dans tout l’absurde de leur réalité.
L’enfant comme guide
Mais revenons à notre hôte, celui qui à huit ans, alors que Saint-Ex lui faisait des avions en papier, le questionnait sans cesse.
Il insiste sur ce point : dans cette quête de sens, Saint-Exupéry nous propose de prendre la main de l’enfant et de nous laisser guider par lui, car il a tout à nous enseigner. Il possède le vrai regard de l’émerveillement, il s’étonne, il questionne.
L’enfant, « que l’on embrasse avant de s’endormir et qui résume le monde » (un autre passage de Citadelle), est le plus philosophe de nous tous, car l’étonnement n’est rien de moins que « l’origine de la philosophie », selon Platon.
C’est donc en le suivant attentivement que l’enfant saura nous montrer le chemin en se faisant simplement lui-même l’exemple de la quête de sens que nous menons. Pour lui, rien ne va de soi. Le quotidien n’a pas encore la familiarité que nous lui connaissons, il est mystère, que l’enfant entrevoit au-delà de la réalité.
Sa soif imaginative doit être la nôtre. C’est à nous d’en prendre soin comme d’une rose, pour qu’il continue à nous inspirer, à travers l’éducation. De Koninck termine notre entretien sur cette note : « Il est de notre devoir d’éduquer l’enfant, par l’affectivité et le cœur d’abord, aux grandes vertus : lui apprendre à aimer ce qui est bon pour lui ».
Au-delà de la mort : l’éternité
À la fin du Petit Prince, la question de savoir si l’enfant meurt ou non reste floue. De Koninck l’affirme sans ambages : la mort est un mystère en soi. Il cite, comme il le fait souvent, le grand Shakespeare, pour qui la mort est cet « undiscovered country from whose bourn no traveler returns » (Hamlet). Comment trouver du sens au-delà de la mort, malgré elle? Surtout qu’« on ne sait pas ce qu’il y a au-delà, ça pourrait être pire encore que cette vie-ci! »
Ces réflexions mènent rapidement notre philosophe vers la question de l’éternité. « L’au-delà, c’est l’éternité », dit-il.
La question de l’éternité doit nous préoccuper, nous dit De Koninck : « cette vie-ci ce ne sont des instants qui passent, mais ce qui est, vraiment, c’est l’éternité », rien de moins. Il ne faut pas s’occuper que du temps, mais de ce qui est éternel, c’est ce qui compte vraiment. Il fait remarquer que l’objet de la contemplation est toujours éternel, il ne peut pas cesser d’exister. Et bien sûr, cette idée d’éternité nous mène à son tour à la grande question entre toutes, celle de Dieu.
« Dieu est le bien suprême par excellence, tout ce qui appartient à Dieu, tous ses traits, sont éternels », nous dit De Koninck. La quête de sens, n’est-elle pas en fin de compte, une quête de Dieu? Saint-Ex le pensait surement, lui qui dit, dans Citadelle, avoir « connu l’ennui qui est d’abord d’être privé de Dieu ».
Et la boucle s’est bouclée : « l’essentiel, c’est l’amour, et le plus grand de tous, c’est l’amour de Dieu », nous dit le philosophe, en jetant un regard attendri sur son épouse Christine qui nous écoute.
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Si vous voulez vous « immerger » plus avant dans l’univers du Petit Prince, l’exposition Le Petit Prince parmi les hommes est présentée jusqu’au 30 juin à la Place Bonaventure à Montréal, mais prévoyez un gros billet rouge.
Illustration : Judith Renauld/Le Verbe