forme extraordinaire
Photo: Josh Applegate/Unsplash

La puissance évangélisatrice de la tradition

La juste place de la forme extraordinaire du rite romain, aussi appelée rite tridentin, a fait couler beaucoup d’encre dans les dernières années. Phénomène étonnant en un certain sens, la popularité croissante de cette forme liturgique suscite des questionnements chez les catholiques, dont certains s’inquiètent d’une remise en cause des développements organiques vécus en Église depuis le concile Vatican II. Si certains écueils potentiels accompagnent en effet cette tendance, elle est également porteuse d’un riche potentiel évangélisateur, et peut être une occasion de vivre concrètement la nécessaire diversité de l’Église catholique. 

Ce que nous appelons aujourd’hui la forme extraordinaire du rite romain est la continuation, après la réforme liturgique voulue par le concile et mise en application par Paul VI, de l’usage ancien. La réelle nécessité de la réforme s’est exprimée à l’époque dans un esprit d’aggiornamento, c’est-à-dire de mise à jour, enraciné dans un mouvement liturgique visant une plus large participation des fidèles. 

Pour un ensemble de raisons, l’enthousiasme postconciliaire des années 1960 s’est traduit, dans les décennies qui ont suivi, par certains excès qui, aux yeux de plusieurs, ont appauvri le sens du sacré dans les célébrations liturgiques.

Ni désiré ni anticipé par le concile ou par le pape, ce phénomène s’est également accompagné d’une crise pastorale: alors que l’Église cherchait à se renouveler et à poursuivre avec plus de jeunesse et d’authenticité son effort missionnaire, elle était irrémédiablement ringardisée et mise de côté dans les sociétés occidentales qu’elle cherchait à rejoindre. 

Durant la même période s’est développé à la marge de l’Église un mouvement réactionnaire au sens fort du terme, mu par une remise en cause des enseignements conciliaires, notamment en ce qui a trait aux questions relatives à la liberté religieuse. Ce mouvement de crispation identitaire s’est en fait largement cristallisé autour d’un rejet de la réforme liturgique, dont l’intention initiale et le fruit, lorsqu’elle est fidèlement mise en application, étaient fort différents de ce qui est pourtant devenu commun dans l’Église à l’époque. 

De la sollicitude pastorale 

Après des décennies de tensions communautaires, Benoît XVI a, en 2007, pris la décision de libéraliser très largement l’ancien usage, qui demeurait jusqu’alors régi par des règles assez contraignantes. Pourtant, le principal objectif de cette décision, c’est-à-dire la résolution du schisme survenu entre l’Église et ceux qui s’en étaient séparés après la réforme, n’a pas été atteint. 

C’est, en un sens, un échec. 

Mais la décision de Benoît XVI était également motivée par d’autres considérations. Dès 2007, il avait saisi le potentiel évangélisateur de l’ancien usage, reconnaissant son surprenant regain de popularité:

«Il est apparu clairement que des personnes jeunes découvraient également cette forme liturgique, se sentaient attirées par elle et y trouvaient une forme de rencontre avec le mystère de la Très Sainte Eucharistie qui leur convenait particulièrement.» 

Benoit XVI, Lettre aux Évêques qui accompagne la Lettre Apostolique Summorum Pontificum, 2007.

Dès lors, ce qu’on appelle parfois la messe de saint Pie V est ainsi défini comme la forme extraordinaire du rite romain, alors que la messe de saint Paul VI, le fruit de la réforme, est appelée la forme ordinaire du rite romain. Benoît XVI indique ainsi que chaque usage représente l’une des deux formes d’un seul et même rite, plutôt que deux rites différents. 

De même, Benoît XVI soutient que «ce qui était sacré pour les générations précédentes reste grand et sacré pour nous, et ne peut à l’improviste se retrouver totalement interdit, voire considéré comme néfaste». Aussi, le pontificat de ce pape a été marqué par la revalorisation d’un appareil symbolique classique, dont certains éléments étaient tombés en désuétude à partir des années 1970.  

À la conquête d’une jeunesse

Les fruits de cette démarche ont sans doute dépassé toutes ses attentes.

En effet, il s’est ensuivi un déploiement tout à fait remarquable de la forme extraordinaire qui, dans certains pays comme la France et tout spécialement les États-Unis, est devenue de plus en plus courante, suscitant l’attachement d’une nouvelle génération de croyants qui n’avaient pas connu les conflits des décennies précédentes. 

La popularité de la forme extraordinaire dans certains pays s’explique de plusieurs manières. Un élément clé, toutefois, concerne ce qui est souvent appelé par ses défenseurs «le sens du sacré». 

Dans un monde qui, depuis les années 1960, est fondamentalement dissolu sur le plan des structures politiques et des pratiques sociales par un esprit d’individualisme, de matérialisme et de libéralisme auquel l’Église a toujours répondu, la force de la forme extraordinaire s’est fait sentir comme un signe de contradiction. 

Par sa structure, son orientation, son enracinement et son effet sur les sens, elle a pour plusieurs répondu au vide symbolique de notre époque. 

Ce vide symbolique, d’ailleurs, fait plus que jamais l’objet d’une reconnaissance à l’extérieur de l’Église, à travers des figures d’influence comme Jordan Peterson ou Jonathan Pageau, par exemple. L’Église a la possibilité, la responsabilité même, de répondre à ce manque, et il semble clair que la forme extraordinaire représente à cette fin, pour plusieurs fidèles de la base, une approche fructueuse. 

L’Évangile de la tradition

On voit bien que, dans certains pays, la forme extraordinaire du rite romain a été récemment l’un des plus puissants vecteurs d’évangélisation dont l’Église dispose, en rendant disponible, par la voie de la beauté, le trésor de l’Église dans toute sa splendeur. 

Rien n’empêche fondamentalement la forme ordinaire de jouer ce rôle. Elle-même le fruit d’un développement organique, la liturgie telle qu’elle est aujourd’hui expérimentée par la plupart des catholiques a tout le potentiel d’œuvrer à cette mission évangélisatrice. 

Par ailleurs, certains des aspects les plus reconnaissables de la forme extraordinaire, comme l’usage du latin, le chant grégorien, la communion sur la langue ou la célébration ad orientem ne sont pas exclus par la réforme liturgique et ont fait partie des usages, notamment sous Benoît XVI, lui qui appelait de ses vœux un enrichissement réciproque des deux formes du rite romain. 

En ce sens, le pape allemand invitait l’Église à considérer les raisons de la popularité de l’ancien usage afin d’approfondir la réception du nouveau:

«La meilleure garantie pour que le Missel de Paul VI puisse unir les communautés paroissiales et être aimé de leur part est de célébrer avec beaucoup de révérence et en conformité avec les prescriptions.» 

Un mouvement problématique?  

La croissance rapide des communautés célébrant les sacrements sous la forme extraordinaire qui, notamment aux États-Unis, rassemblent une proportion croissante des fidèles, a été accueillie dans les dernières années avec une certaine méfiance par d’autres qui craignent d’avoir à revivre les conflits postconciliaires. En réponse à ces inquiétudes, la démarche ouverte par Benoît XVI en 2007 a récemment été interrompue. 

Si les caractéristiques de ce mouvement ecclésial sont aujourd’hui bien différentes de celles qui définissaient le mouvement réactionnaire ayant suivi le concile, il n’est pas faux que dans certaines communautés subsiste, ou même renait, un esprit pharisien dont l’attachement à la liturgie traditionnelle cache un esprit de citadelle assiégée dont l’Église nous enjoint de nous détourner. 

Il est cependant souhaitable de s’abstenir des généralisations abusives qui nous empêchent de voir aussi à l’œuvre une démarche de revitalisation de la tradition catholique dans son sens le plus noble. En effet, alors que l’Église, plus que jamais dans l’histoire récente, cherche à renouveler son potentiel évangélisateur, il convient de porter attention à ce phénomène, à bien des égards surprenant, dont le succès nous invite à une certaine remise en question. 

Il est cependant souhaitable de s’abstenir des généralisations abusives qui nous empêchent de voir aussi à l’œuvre une démarche de revitalisation de la tradition catholique dans son sens le plus noble.

La démarche entreprise actuellement dans l’Église par le synode promet une ouverture à l’initiative du laïcat, dont le propos est notamment de casser le moule du cléricalisme que le pape François condamne, à juste titre, de sa voix prophétique. Il est largement question de se mettre dans une disposition d’écoute vis-à-vis du monde, mais aussi de se rendre disponible pour répondre promptement aux motions de l’Esprit, lesquelles, on le sait, peuvent surprendre. 

L’audace d’écouter

Le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui, après avoir été marqué des siècles durant par la déconstruction, est habité par un vide symbolique qui demande à être comblé. Toutes sortes d’initiatives y concourent, pour le meilleur et pour le pire. C’est là une question qui concerne directement l’Église dans son aptitude à évangéliser en parlant le langage de l’époque et du lieu. Si elle ne saisit pas l’occasion de répondre à cet appétit, d’autres le font. 

La puissance de la forme extraordinaire du rite romain, son aptitude à répondre à cet appétit en l’orientant vers son véritable objet, ne doit pas être négligée, même si elle représente une surprise, et même des risques. 

Par le concile et la réforme liturgique, on a voulu montrer le visage d’une Église qui accueille la participation des fidèles et qui se montre réceptive au sensus fidei. On voit bien que l’initiative de Benoît XVI a ouvert la porte à une telle participation. Une disposition d’accueil à l’égard des fidèles qui manifestent le désir de participer aux sacrements selon la forme extraordinaire était d’ailleurs l’une de ses exigences centrales. 

Une Église synodale ?

On peut se surprendre de ce qui s’est produit, vouloir être attentif aux écueils possibles de ce mouvement, mais on ne peut vraisemblablement pas chercher à l’éteindre complètement sans rompre avec les principes que l’Église cherche à vivre plus authentiquement maintenant, à travers le synode. 

L’unité, nous dit le pape François dans une de ces petites phrases dont il a le secret, n’a pas le visage d’une sphère lisse et sans aspérités, mais celui d’un polyèdre qui comprend une diversité de facettes. Pour vivre pleinement de cette diversité, il faut une franche audace, celle notamment de ne pas se sentir remis en cause ou menacés par le succès inattendu d’une démarche dont la portée missionnaire n’a pas fini de nous surprendre. 

Si nous sommes inquiets et que nous rejetons ce phénomène parce qu’il nous force à nous remettre en question, nous risquons d’éteindre une flamme qui attise spécialement l’un des groupes les plus difficiles à rejoindre.

Ce sont en effet des jeunes, et notamment de jeunes hommes, en quête de sens et de vision qui sont les plus interpelés maintenant par la forme extraordinaire. Du même souffle, on risque le contresens de vouloir œuvrer à une Église synodale, ouverte à la participation des laïcs et à la diversité des expériences, tout en rejetant ce qui en ressort.   

Benjamin Boivin

Diplômé en science politique, en relations internationales et en droit international, Benjamin Boivin se passionne pour les enjeux de société au carrefour de la politique et de la religion. Quand il n’est pas en congé parental, il assume au Verbe médias le rôle de chef de pupitre pour les magazines imprimés.