Le travail manuel n’a pas la cote, celui-ci étant associé à des conditions salariales moindres et à un statut social inférieur. Il suffit de voir la réticence de nombreux parents d’élèves à la perspective que leur enfant d’une intelligence abstraite moyenne s’engage dans une filière technique. Or, le métier comporte une forte composante manuelle, bien plus qu’une carrière ou qu’une profession. Le philosophe Jean-Philippe Trottier nous propose ici une réflexion où il exalte la noblesse du travail manuel.
Il est rare, de nos jours, que l’on se définisse par son métier. Les formulaires d’identification s’intéressent davantage à notre état civil (célibataire, marié, etc.) ou professionnel (travailleur, employé, chômeur, cadre, travailleur autonome, etc.). On évoque certes l’emploi, mais il désigne avant tout une action ou un usage.
L’homme moderne est donc plus considéré comme faisant partie d’une machine administrative ou économique, sauf les quelques fois où il va voter, auquel cas il est un acteur politique.
Le métier
La main serait-elle moins noble que le cerveau, le concret moins glorieux que l’abstrait?
Écartons l’idée de profession et attardons-nous donc à la très belle notion de métier. L’étymologie le fait dériver du latin ministerium, qui aura ultérieurement donné menestier, mistier, puis enfin mestier. Le ministère et le métier sont donc apparentés et contiennent en eux l’idée de service, d’exécution. À la racine «mini» (petit) répond «magi», qui aura donné «magistère», terme qui désigne l’autorité. Ainsi peut-on regrouper, d’un côté, des termes comme magistrat, magistral, maitre, magnifier et, de l’autre, minime, miniature, administrer, ménestrel ou encore… minestrone. Si l’Église, par son magistère et son ministère, est corps du Christ, elle en est aussi le métier, le labeur, l’incarnation.
Le métier, c’est donc plus que la profession et que le salaire ou le statut social qui l’accompagnent.
Dans la cité, chacun est ainsi le ministre d’autrui et ne peut se réaliser que dans la mesure où son concitoyen se réalise lui aussi.
Si c’est un service au sens à la fois banal et noble du terme, c’est aussi une fonction au sein d’un tout, une cité par exemple. Cette cité a besoin d’artisans, de producteurs, de commerçants, de cultivateurs, de guerriers, de prêtres, d’un roi, chacun exerçant son ministère, sa fonction ou sa vocation (Berufung, en allemand, qui est en lien direct avec Beruf, métier, selon Max Weber dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme). Dans une cité, chacun est ainsi le ministre d’autrui et ne peut se réaliser que dans la mesure où son concitoyen – son prochain, en langage chrétien – se réalise lui aussi.
On ne peut pas séparer l’idée de métier de son déploiement manuel. La remarque vaut encore plus si l’on se rapporte au temps de Jésus. Même les intellectuels de l’époque réfléchissaient, invoquaient et écrivaient par le corps, à travers notamment ses agents les plus symboliques, la bouche et la main. À fortiori les prêtres, le judaïsme et l’hébreu biblique étant on ne peut plus concrets.
Qui plus est, Dieu parle par des signes qui ne peuvent qu’être tangibles (évènements, songes). Voici donc de quoi réhabiliter ce que notre modernité a évacué, l’idée que la matière et le corps ne sont pas qu’inertie, sous-produit, dégradation. Car sans le corps ou la matière, qui sont les véhicules des songes et des évènements, comment Dieu se signifierait-il aux hommes? Il faut un métier. En ce sens, la fonction de prophète constitue peut-être le métier le plus difficile, mais le plus noble et fécond qui soit.
La musique
J’ai beaucoup joué du piano lorsque j’étais plus jeune. Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai compris à quel point la musique est une activité qui illustre à merveille l’idée que Dieu parle par ses prophètes. Ici, l’inspiration se fait homme pour toucher les auditeurs.
Or, le prophète est un interprète, comme on disait de Mercure qu’il était le divum interpres, le messager des dieux. Comme le musicien. Mais pour interpréter, il faut plusieurs choses.
Il faut tout d’abord un instrument: une cithare, une lyre, la voix ou, en l’occurrence, un piano. C’est par eux que le son est produit.
Il faut aussi quelqu’un qui sache jouer de cet instrument: le musicien. On ne nait pas musicien, on le devient en faisant ses gammes, en apprenant le solfège, l’harmonie, l’histoire de la musique. L’apprentissage est nécessaire; c’est par lui que le métier entre dans le corps, comme on dit familièrement. Le métier entre par les courbatures, par la douleur.
Il faut, en troisième lieu, un langage, faute de quoi on se retrouverait à taper indistinctement sur un clavier. Le langage, c’est la façon d’agencer des notes afin qu’elles deviennent organisées et intelligibles. C’est un cérémonial qui tire sa couleur et sa logique d’une histoire, d’une évolution et des différents lieux où il s’incarne. Un langage n’est pas que convention, il se réfère surtout à une racine vivifiante qu’on appelle tradition (étymologiquement, ce que l’on tire d’une origine ou d’une source).
Nous sommes donc en présence de trois aspects qui composent le métier: l’instrument qui définit le métier, l’instrumentiste qui donne vie à cet instrument, et le langage par lequel l’instrumentiste organise et signifie cette vie.
L’interprète comme médiateur
Le mot le dit bien: l’interprète est un intermédiaire entre un texte mort, la partition, et un auditeur, tout comme le juif orthodoxe est un interprète de la Torah qu’il «manduque» (mâche) et à laquelle il donne vie momentanément. Dans le cas du pianiste, ce n’est pas la bouche qui sert de courroie de transmission ou de révélateur, mais la main et tout ce qui lui est relié: doigts, bras, torse, corps.
La question se pose alors: comment un amas de bois, d’ivoire et de cordes (le piano), de tendons, de muscles, d’os et de chair (le musicien), d’encre et de papier (la partition), de notes, de nuances et de rythmes (le langage) peut-il signifier l’ineffable? Autrement dit – et pour résumer de façon lapidaire le propos général –, qu’est-ce qui fait du métier ce maillon essentiel entre l’esprit et l’homme, et non seulement une occupation productive?
Les mêmes réalités qui président au métier et au ministère nous fournissent un élément de réponse. Dans un cas comme dans l’autre, il y a transsubstantiation. In persona Christi dans le cas du ministre, du prêtre; in persona musae dans celui du musicien. L’eucharistie et le concert sont du même ordre. Si l’offrande est humaine (fruit du travail des hommes), la sanctification est divine. Si le solfège, les gammes, le style, la technique, le bois et les cordes sont de la chair, au sens presque paulinien du terme, l’inspiration est d’Euterpe, muse de la musique.
Apprivoiser la résistance du matériau, c’est aussi amadouer l’homme, l’interprète.
Mais la tâche humaine suppose un travail, c’est-à-dire un long processus d’apprentissage, d’apprivoisement du matériau de base par le corps, l’intellect et l’âme. L’homme ne devient de métier que lorsqu’il a fait de la résistance de ce matériau un tremplin pour exprimer le beau. La main est sans doute le plus merveilleux tremplin, car, de gamme en gamme, de fatigue en fatigue, de douleur en douleur, le musicien transfigure ce membre pour en faire l’alliance qui unit les réalités mortes et l’ineffable, comme la cathédrale marie la pierre et Dieu. Ce n’est du reste pas un hasard si Auguste Rodin a réalisé une sculpture représentant deux mains pivotant l’une sur l’autre et l’a intitulée La cathédrale.
Apprivoiser la résistance du matériau, c’est aussi amadouer l’homme, l’interprète. Car, au face-à-face qui oppose le moi de l’interprète et la matière inerte, se substituent lentement, à force de labeur et de peine, les épousailles entre deux dépossessions: ce n’est plus le musicien qui joue ni l’instrument qui vibre, ce n’est qu’un couple devenu un et à travers qui la muse (ou Dieu) passe, sans que l’on sache d’où elle vient ni où elle va.
Le prophète éprouve, pour sa part et peut-être plus que tous, la résistance du monde (Jérémie) et la sienne propre (Jonas). Il n’accomplit pas la besogne divine, il est l’artisan de Dieu. Son apprentissage, extrême, va jusqu’à subir la lapidation.
L’Église, œuvre de Dieu
Si l’on revient aux premiers paragraphes, on saisit à quel point la définition actuelle du travail est pauvre et aliénante.
À l’abstraction et à la finalité purement matérielle des tâches, et à la complexité de l’organisation du travail, qui est le lot de la production et de la transmission de masse, correspond un morcèlement du labeur de l’homme. Il ne voit tout simplement plus la raison ni le résultat de ce qu’il fait, et sa dignité s’en trouve entravée et aplatie.
Pour le travailleur, elle se résume en définitive aux conditions salariales ou à l’aménagement de ses loisirs. La main n’est plus un tremplin vers Dieu. Elle n’est plus que l’ultime rempart qui empêche l’homme d’être rejeté du social.
On ne peut contempler un salarié, quel que soit son revenu, qui travaille dans une compagnie. Et un organigramme n’offrira jamais un cadre pour une cérémonie. En revanche, on peut assister à un concert sans trop savoir de quoi il retourne, de même qu’on peut être présent à une messe sans en comprendre la mécanique ni la symbolique qui lui servent de support. Il suffit, comme avec l’artisan, d’assister, à travers la rencontre entre l’esprit et la matière, à l’émergence d’une œuvre qui participe d’une totalité parlante.
Pour un chrétien, cette œuvre, c’est l’Église avec ses différents «métiers», ses différents ministères.