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La loi, l’Occident et l’islam

Le 18 novembre dernier, quelques jours seulement après les attentats de Paris, le philosophe français Rémi Brague (1) s’est déplacé à Montréal pour y donner une conférence intitulée Three Foundations of Law (2). Le Verbe a assisté pour vous à cet évènement.

Provenant de Paris, il n’aura mentionné les récents attentats qu’à la toute fin de son allocution (3). Or il n’avait pas besoin de le faire. Tout le propos que le professeur Brague venait de développer pouvait aider à comprendre cette tragédie, qui ne serait pas tant l’histoire d’une confrontation entre les « valeurs » de l’Occident et la « barbarie » d’un extrémisme islamique, que celle d’une autre forme de coupure: celle ayant cours entre l’homme et la loi.

Fonder la loi

Mais quelle loi? La pensée de cet intellectuel catholique nous aidera à répondre à la question et à éclairer la nature de nos rapports actuels au monde, et entre nous.

L’histoire a connu différentes conceptions de la loi. Rémi Brague en distingue trois, selon une classification classique: la loi naturelle, la loi divine et la loi positive (ou légale). Ces trois « fondements » de la loi, qui régissent de façon différente la conduite des hommes, ont connu des moments de prééminence selon les périodes historiques, bien que chacune ait toujours côtoyé les autres.

1) La loi naturelle

D’abord, la loi naturelle eut un statut prépondérant dans l’Antiquité grecque, nous dit Brague. Aristote l’appelle la loi commune, et nous dit qu’elle « existe conformément à la nature » et qu’il « y a un juste et un injuste, communs de par la nature, que tout le monde reconnait par une espèce de divination, lors même qu’il n’y a aucune communication, ni convention mutuelle » (4).

Ainsi, à l’aide de leur raison propre, les hommes étaient à même de découvrir et de comprendre la loi naturelle par leurs délibérations et d’agir en conséquence. La source de leurs règles était alors transcendante, supérieure aux hommes, et ceux-ci tentaient de s’y approcher par ce qu’il y avait de plus divin en eux, la raison.

2) La loi divine

Le deuxième type de loi, la loi divine, partage avec la loi naturelle cette vision d’une source supérieure et transcendante. L’exemple le plus ancien d’une fondation divine de la loi est celle de Moïse, qui donne au peuple juif les commandements qu’il a reçus de Dieu.

Toutefois, pour Rémi Brague, la manifestation la plus « typique » de la fondation par la loi divine est celle de l’Islam et de la Révélation faite au prophète Mahomet au début du 7e siècle. Car non seulement la loi qui en découle, la charia, possède une juridiction qui s’étend à tous les hommes, contrairement à la loi mosaïque dédiée au peuple juif, mais aussi elle n’entretient pas ou peu de rapport avec les autres types de loi.

C’est ainsi que l’Islam, en sa base théologique, exclut le concept de la loi naturelle. En comparaison, le christianisme a pour sa part toujours aménagé une place importante à la loi naturelle dans sa doctrine morale.

Par exemple, pour saint Thomas d’Aquin, c’est parce que les hommes ont reçu l’impression de la loi éternelle en eux-mêmes qu’ils « possèdent des inclinations qui les poussent aux actes et aux fins qui leur sont propres » (5). Et cette impression, cette marque, se situe principalement dans la conscience.

Ainsi, la loi naturelle n’a pas besoin qu’on y croie pour être effective, elle est toujours présente, ce qui n’est pas le cas des autres types de loi.

3) La loi positive

Ce que la loi divine partage avec la loi légale est la positivité. Autrement dit, la fondation est affirmative. Les sujets de la loi divine comme de la loi légale n’ont pas à utiliser leur raison pour régler leur conduite, ils n’ont qu’à suivre ce que la loi affirme.

Aujourd’hui, le droit qui régit nos sociétés se fonde de plus en plus sur cette positivité, non pas celle de Dieu, mais celle du simple accord entre des volontés humaines, sans que celui-ci ne doivent découler de principe universaux.

La crise de la conscience

De ces trois « fondations de la loi », quel constat tirer aujourd’hui? Celui, pour Rémi Brague, d’une crise des extrêmes.

En effet, nous pouvons remarquer dans le monde une évolution en vase clos autant de la loi positive que de la loi divine, qui s’éloignent de la médiation de la loi naturelle. Pour Brague, on discute de moins en moins avec la nature. Or notre conscience morale, en tant qu’être humain, participe de la nature. Si nous ne pouvons plus fonder les règles de la conduite humaine en partie sur la nature, comment nous donner des normes morales pleines et vraies?

La barbarie de l’État islamique dont nous avons été témoins provient-elle exclusivement des fondements de l’Islam?

Avec ce qui a été mentionné précédemment, ce qui se présente comme un problème spécifiquement moderne apparaitra plutôt comme une lacune intrinsèque de l’Islam.

Sans concept de loi naturelle, comment éviter les déviances suscitées par des interprétations extrêmes de la loi coranique? Comment suivre le « bel exemple » (6) du prophète et en même temps assurer la non-violence? Cela peut être certainement possible. Mais il y a là, pour le professeur Brague, des questions importantes auxquelles les musulmans doivent aujourd’hui s’efforcer de répondre.

La conclusion est-elle tirée? La barbarie de l’État islamique dont nous avons été témoins provient-elle exclusivement des fondements de l’Islam?

Si une partie de la réponse se situe dans la difficulté de l’Islam à dialoguer avec la nature, la même incapacité de l’Occident l’y rejoint certainement.

Le dialogue et la civilisation

Dans l’histoire de ses relations extérieures, l’Occident a-t-il pris le temps d’interroger la loi naturelle? Il est grandement permis d’en douter.

Cette occultation nous aura ainsi conduits trop souvent à agir non pas comme des sociétés civilisées (la civilisation étant, traditionnellement, le propre de ceux qui conversent), mais comme des barbares, en commettant des actes injustes vis-à-vis de pays plus vulnérables.

Et cela se transpose en quelque sorte dans notre politique intérieure. La suprématie absolue de la loi positive, qui ne donne pas de raisons de ce qu’elle dicte, vide de leur sens nos institutions tout comme nos rapports humains.

Ainsi, « l’invasion barbare » qui se reproduit aujourd’hui n’est pas, cette fois, extérieure, mais bien intérieure. Elle prend la forme du refus de discuter, entre nous, avec la nature et éventuellement avec Dieu.

C’est pourquoi le dialogue avec l’Islam est important. C’est pourquoi un dialogue entre l’Occident et la Parole évangélique est vital.

Car la discussion n’est pas que paroles, elle est aussi Parole. Et de notre surdité et mutité ne peut s’accomplir qu’un divorce avec la conscience. Divorce qui, des gestes les plus banaux aux plus atroces, ne peut que faire de nous des barbares.

C’est pourquoi le dialogue avec l’Islam est important. C’est pourquoi un dialogue entre l’Islam et la nature est essentiel. C’est pourquoi un dialogue entre l’Occident et la Parole évangélique est vital.

D’une part, redécouvrir la nature pour rencontrer Dieu. De l’autre, redécouvrir Dieu pour rencontrer la nature.

Car si le dialogue nous révèle l’Autre, il nous révèle aussi à nous-mêmes. Et ce que nous découvrirons, au fond, c’est que nous restons des sujets de la Loi. Mais d’une loi si belle que l’écoute et l’obéissance nous vaudront certainement un jugement favorable au tribunal éternel.

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Notes:

1) Auteur prolifique, spécialiste de la philosophie grecque classique et de la philosophie médiévale juive et arabe, Rémi Brague décortique dans son œuvre des notions telles que celles de monde, d’alliance avec le divin ou du Propre de l’homme, sans oublier une analyse pénétrante de la modernité.

2) Dans le cadre d’un colloque sur la religion et la conscience dans la sphère juridique, organisé par la faculté des études religieuses de l’université McGill.

3) Pour les commentaires de Rémi Brague sur les attentats de Paris, lors d’une entrevue avec les collègues de Sel et Lumière, suivre ce lien.

4) Aristote, Rhétorique, chapitre XIII.

5) Somme théologique, Ia, IIae, qu. 91, art. 2.

6) Coran, 33, 21.

Maxime Huot-Couture

Maxime œuvre en développement communautaire dans la région de Québec. Il a complété des études supérieures en science politique et en philosophie, en plus de stages à l'Assemblée nationale et à l'Institut Cardus (Ontario). Il siège sur notre conseil éditorial.