Les théories du complot sont actuellement presque aussi virulentes que la Covid-19. De plus en plus d’adeptes issus de milieux divers adoptent une méfiance radicale envers les autorités civiles et les médias. Comment comprendre ce phénomène ? Un concept, tiré des boules à mites de la civilisation occidentale, peut nous aider : la gnose.
Dans un article récent, appréciable à plusieurs égards, le philosophe Martin Steffens qualifiait de gnosticisme certains réflexes élitistes de l’Église catholique en temps de pandémie : utilisation de la technologie pour pouvoir assister à la messe, avantage implicite aux plus jeunes, aux plus rapides, etc.
À mon avis, ce versant négatif de la réaction de l’Église (le versant positif étant la responsabilité, la collaboration) serait peut-être mieux décrit comme acédie. La notion de gnose, quant à elle, est plutôt utile pour caractériser ceux qui, à l’inverse, nient la pandémie et se rangent derrière les théories conspirationnistes. Voyons pourquoi.
Le salut par le savoir
Le gnosticisme est la prétention de posséder un savoir ésotérique au sein d’un monde déchu, rempli d’ignorance. On en retrouve des adeptes depuis l’Antiquité, avec des résurgences fréquentes, notamment dans les premiers siècles chrétiens et au Moyen-Âge.
Le gnostique ne croit pas, il sait. D’où une première différence fondamentale avec le christianisme et d’autres religions. Cela dit, le savoir gnostique n’est pas issu d’une recherche ou d’un ensemble de déductions, il est avant tout une révélation. Une fois transmis, il va de soi, et se cultive lui-même.
La gnose n’est ni proprement une philosophie ni une religion ; en fait, elle se tient entre les deux sans vouloir assumer les implications de l’une et de l’autre, dont le long et difficile chemin de la connaissance de soi.
Nul besoin d’explorer très longtemps les diverses plateformes relayant les discours conspirationnistes pour y retrouver le langage de la gnose : ses adeptes sont des « éveillés », étrangers au troupeau humain qui suit aveuglément les directives d’autorités corrompues.
Le gnosticisme a toujours des tendances manichéennes : le mal n’est pas simplement l’absence ou la corruption du bien, mais une partie fondamentale de toute la réalité. Il y a alors une distance insurmontable entre les bons et les méchants. On voit le danger d’une telle position.
Le politologue allemand Eric Voegelin (1901-1985) a d’ailleurs utilisé le concept de gnose pour analyser les mouvements totalitaires modernes, soviétique et nazi (voir La nouvelle science du politique et Science, politique et gnose). Lorsque la gnose devient un désir actif de transformation du monde, elle se permet d’écarter voire d’éliminer les êtres qui incarnent le mal, qui nuisent à l’avènement de la vérité sur terre.
Or, il ne s’agit pas tant, dans ce combat entre la lumière et les ténèbres, d’un souci de faire le bien qu’un désir obsessif de ne pas être trompé.
Bref, la gnose n’est ni proprement une philosophie ni une religion ; en fait, elle se tient entre les deux sans vouloir assumer les implications de l’une et de l’autre, dont le long et difficile chemin de la connaissance de soi. C’est ce qui la rend attirante, mais aussi aliénante.
Une façon d’être dans le monde
La polémique autour du port du masque durant cette pandémie n’est que la pointe de l’iceberg. Elle est liée à l’adoption plus générale d’une posture politicoreligieuse où le monde, dénué de sens et de transcendance, nous apparait hostile.
La tentation est alors de se projeter corps et âme dans une représentation simple, totalement unifiée du monde, où tout doit être clair et où les intentions réelles de chacun doivent être mises au jour.
Bien que ce désir d’unité et de clarté soit légitime, les théories du complot ou de la gnose apocalyptique n’en sont pas moins des formes de totalitarisme de l’esprit.
Au-delà des questionnements légitimes sur la réalité objective des choses, sur la gestion d’une pandémie ou la corruption d’un gouvernement, c’est donc une posture éthique, une façon d’être dans le monde qui est en jeu.
Quel est le contraire de l’attitude gnostique, et donc son remède ? La confiance, ou la foi, dans la primauté ultime du bien, pourrait-on dire.
Selon le professeur Voegelin, cette confiance s’acquiert par l’ouverture de l’âme à la transcendance, qui est pour lui une capacité de distinguer notre conception du monde et le monde tel qu’il est, tel qu’il se donne. Cette transcendance est révélation par l’expérience d’un fondement métaphysique à notre être et donc d’une liberté de conscience absolue. Elle n’est pas un savoir ésotérique.
Comme nous l’ont montré un Soljenitsyne ou une Etty Hillesum, cela ne demande pas absolument une pratique religieuse, mais requiert de faire la paix avec notre finitude et avec l’imperfection du monde. Ne pas participer au mal, c’est avant tout être prêt à subir l’injustice plutôt que risquer de la commettre (dixit Socrate).
Chose certaine, il nous faut, pour cette tâche difficile, quelques « ancres dans le ciel », selon la belle expression du philosophe Rémi Brague.
Pour aller plus loin :
« Gnosticisme », dans Dictionnaire des religions, sous la direction de Paul Poupard (Paris, Presses universitaires de France).
Hans Jonas, La Religion gnostique : Le Message du Dieu étranger et les débuts du christianisme, Flammarion, 1978