droit
Photo: Clay Banks/Unsplash

J’ai le droit !

Selon l’adage, « la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres ». Enfant, adolescent et même adulte, on me l’a répété ad nauseam. Et pourtant!

Ce principe, ainsi exprimé dans la sagesse populaire, est trompeur par sa simplicité. Derrière la petite phrase se trouve cachée une immense question, celle de la juste relation entre les droits et libertés de la personne et le principe de bien commun dans une société, que ce soit dans la famille ou dans le corps politique, par exemple.

Qui a aujourd’hui la charge d’éduquer des enfants, d’organiser les activités dans un milieu de travail ou d’administrer un corps social est nécessairement confronté au perpétuel «j’ai le droit!». 

Je

Pour le philosophe Pierre Manent, les droits de l’homme constituent, en un certain sens, la matrice de toute la vie politique dans le monde occidental actuel.

Spontanément, nous considérons les droits de l’homme avec la plus haute déférence. Nous les concevons comme l’un des joyaux de notre époque. Notre regard sur le passé en est d’ailleurs marqué: lorsque nous nous en faisons critiques, c’est souvent pour déplorer que nos ancêtres ne jouissaient pas des mêmes libertés que nous.

On voit bien aussi à quel point les droits et libertés individuels structurent notre compréhension de la vie commune. Nos grands débats s’y rapportent presque tous. Voyons quelques exemples.

Dans la relation parfois trouble entre le gouvernement du Québec et celui du Canada, que nous entrevoyons souvent à la lumière de la confrontation entre le nationalisme québécois et le fédéralisme canadien, ce sont en fait généralement des différends sur la question des droits de la personne qui posent un problème. C’est d’ailleurs présent dans l’actualité récente.

Rechercher l’équilibre

Que ce soit en regard de la législation québécoise sur la laïcité de l’État ou, de façon plus intéressante, en ce qui a trait aux débats sur la langue, les questions qui se posent relèvent essentiellement de « l’équilibre à chercher » entre la protection des droits individuels et la poursuite des conditions favorables au bien commun.

*

L’avenir de la société dans son ensemble a-t-il du poids?

*

Ou est-ce l’horizon du choix personnel qui prime?

L’État du Québec a-t-il le droit de légiférer sur la langue commune afin d’assurer sa survie, si cela entraine une perte relative de liberté pour ses citoyens, et notamment ceux de langue anglaise? L’avenir de la société dans son ensemble a-t-il du poids? Ou est-ce plutôt l’horizon du choix personnel qui doit primer?

On peut également prendre d’autres exemples, plus universels sans doute.

Dans la famille, chacun, enfant ou parent, est susceptible d’avoir certaines préférences, certains désirs, dont plusieurs sans doute sont légitimes. Or, le bien commun de la famille requiert que certaines décisions s’appliquent à tous de manière uniforme, afin de garantir une certaine justice et protéger l’ensemble de la désintégration.

Dans la société politique, les désirs, légitimes ou non, des citoyens ne peuvent tous être satisfaits sans conséquence sur le bien commun de l’ensemble. Pour le bien de chacun, individuellement et dans sa participation au tout, les droits individuels doivent comporter certaines limites.

Cela ne veut pas dire que certains droits et certaines libertés ne doivent pas être garantis. Le droit à la vie, par exemple, ne saurait être arbitrairement écrasé par l’État sans blesser la société dans son ensemble. Plus encore, il revient à l’État de garantir ce droit fondamental pour chaque citoyen individuellement, et pas seulement de s’abstenir de le violer directement.

Le problème apparait plutôt lorsque la logique des droits de la personne devient le point d’articulation de toute notre action collective, ce qui semble être le cas maintenant. Les désirs, les préférences subjectives, ne sont souvent plus compris comme tels, mais plutôt assimilés à un droit – fondamental, naturel et inviolable – que l’État doit non seulement protéger, mais affirmer, parfois contre le bien commun lui-même. 

Par exemple, lorsqu’on affirme le droit d’une personne à demander et à recevoir l’euthanasie, l’État se trouve dans une situation où, au nom d’une fausse idée des libertés individuelles, il doit contrevenir aux règles les plus élémentaires du droit naturel, sans considération pour les implications plus larges, communautaires, sociales et politiques, de son action.

Ce qu’on appelle souvent le wokisme aujourd’hui est, encore une fois pour le philosophe Pierre Manent, une forme radicale de la philosophie des droits de l’homme que nous partageons presque tous sans trop y réfléchir.

S’ensuit une situation sociale où toute action politique visant le bien commun, toute action politique fondée sur l’idée qu’on gouverne une société et non pas un ensemble d’individus séparés, apparait potentiellement inacceptable parce que susceptible de brimer les sensibilités des uns ou des autres.

Nous

« La liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres », disait-on. La vérité que porte l’adage est que la personne humaine, comme être naturellement social et politique, n’est pas créée sans limites. Elle est, à bien des égards, faible et contrainte, difficilement capable de répondre seule à ses besoins, des plus élémentaires aux plus élevés.

C’est dire qu’il y a quelque chose de disproportionné, de démesuré, de pharaonesque à proclamer pour soi-même une liberté illimitée, que la société dans son ensemble se devrait de nous garantir. Pour notre propre bien, pour celui de notre prochain et pour le bien de l’ensemble auquel nous appartenons forcément, il est inévitable que l’horizon de nos choix soit limité.

Or, il ne s’agit pas d’un dilemme, d’une lutte de pouvoir constamment à mener. Les limites qui s’imposent à nous, dans la famille comme dans la nation, sont en correspondance avec les exigences du bien commun auquel nous sommes, individuellement, ordonnés et dont nous bénéficions, individuellement, dans une certaine proportion.

Avant de spontanément élever la voix pour dire « j’ai le droit! » quand nos ambitions personnelles sont frustrées, demandons-nous plutôt si, vraiment, nous ne serions pas l’heureux bénéficiaire des contraintes qui nous orientent vers notre propre bien, parce qu’elles correspondent à notre nature.

Benjamin Boivin

Diplômé en science politique, en relations internationales et en droit international, Benjamin Boivin se passionne pour les enjeux de société au carrefour de la politique et de la religion. Toujours prêt à débattre des grandes questions de notre époque, il assume le rôle de chef de pupitre pour les magazines imprimés au Verbe médias.