Un texte de l’Observatoire Justice et Paix
Rarement dans l’histoire un peuple aura-t-il vécu une volteface culturelle aussi radicale que le Québec du demi-siècle passé. Cela s’est manifesté notamment dans le domaine religieux, où la coupure a été la plus nette. Or, beaucoup de Québécois estiment aujourd’hui que nous sommes passés d’un extrême à l’autre : d’un monde où la religion était omniprésente à un autre où l’on semble vouloir l’évacuer complètement. Pour un peuple qui a vécu dans un rapport étroit entre la foi et la culture pendant près de quatre siècles, une telle mutation n’a-t-elle pas des conséquences préoccupantes pour son avenir ? Voilà la question que l’Observatoire Justice et Paix veut soulever, sous le thème de la guérison de la mémoire.
Qu’entendons-nous par « guérison de la mémoire » au Québec ? La guérison suppose d’abord une blessure. Il y a en effet dans notre histoire des évènements douloureux qui nous ont marqués, au premier chef la conquête anglaise.
Or, cette crise n’a pas ébranlé notre éthos collectif. Ceux qu’on allait appeler les Canadiens français se sont rassemblés autour de la langue et de la religion, et, malgré bien des misères et des humiliations, ont résisté à l’assimilation anglo-saxonne.
Ensuite, la Révolution tranquille est sans doute la deuxième grande césure. Cet évènement n’est pas à priori une blessure. Le Québec s’est alors lancé dans un processus de modernisation tous azimuts, déjà engagé après la guerre, dont il avait grand besoin. Dans les domaines de l’économie, de la culture, de l’éducation et de la vie politique, notre société est alors entrée dans une phase d’affirmation de soi qui dépassa tous ses précédents.
Cette poussée supplémentaire dans la modernité allait bien sûr avoir des conséquences sur le plan religieux : le Québec ne serait plus une chrétienté au sens large, c’est-à-dire une société qui se réclame du message de Jésus Christ dans toutes les dimensions de sa vie collective et qui accorde à l’Église une influence prépondérante. Nous allions, comme toutes les autres sociétés occidentales, apprendre à entrer dans l’ère de la laïcité.
La chance manquée
Malheureusement, cette modernisation, qui aurait pu être une chance pour la société comme pour l’Église, s’est transformée en une embardée. Une certaine idéologie antireligieuse s’est emparée de ce projet de modernisation et l’a transformé en une tentative de déchristianisation massive et systématique. Il ne s’agissait plus de redéfinir les champs respectifs et les légitimités de l’État et de l’Église, mais d’expulser celle-ci de la vie sociale.
À vrai dire, cette révolution n’aura pas été si tranquille, puisqu’elle a fait vaciller les fondements moraux et spirituels qui portaient la société québécoise depuis quatre siècles. Les conséquences ne purent qu’être considérables. Si la Révolution tranquille a provoqué un bond, nous l’avons dit, dans bien des domaines de la vie sociale, il semble qu’elle ait été accompagnée d’un certain appauvrissement humain.
La Révolution tranquille a donc provoqué, à notre avis, une fracture dans notre continuum identitaire et engendré une double blessure.
Sur le plan démographique, par exemple, le Québec est passé d’une des natalités les plus dynamiques de l’Occident à l’une des plus faibles, dont le taux est souvent inférieur au seuil de renouvèlement d’une population. Sans compter que la famille, qui avait été la grande force de notre société traditionnelle, donne maintenant plusieurs signes d’affaiblissement. De plus, l’individualisme de la société de consommation a évacué bien des traditions et des formes de vie communes et de solidarité.
Bien évidemment, la Révolution tranquille n’est pas l’unique cause de ces bouleversements sociaux, qui sont communs à l’Occident, mais ceux-ci ont fait leur place au Québec plus soudainement qu’ailleurs et de manière massive.
Quelles blessures ?
La Révolution tranquille a donc provoqué, à notre avis, une fracture dans notre continuum identitaire et engendré une double blessure.
La première, c’est l’avènement d’une idéologie qui a dominé cette période et qui continue à dominer les esprits. Elle se résume à cette idée que l’on trouve, du reste, dans toutes les idéologies révolutionnaires : « Avant nous, c’étaient les ténèbres ; avec nous, c’est maintenant la lumière. » Et l’on s’appliquera à noircir d’autant plus « l’avant » que l’on veut faire briller « l’après ».
Dans un éditorial récent, signé par un ancien politicien notoire, on pouvait justement lire : « Notre nation a traversé plusieurs difficultés au cours des siècles et s’est développée de façon extraordinaire à partir de la Révolution tranquille… » Quel raccourci saisissant mais typique de cette idéologie : quatre siècles d’histoire réduits à des « difficultés », et cinquante années déclarées extraordinaires. Un bilan fort discutable, comme nous venons de le voir.
Bien sûr, comment cette idéologie, qui a imposé le concept de « Grande Noirceur », a-t-elle pu imprégner si fortement l’esprit des Québécois, sinon parce que, de fait, il y a eu des obscurités dans notre passé ? La façon notamment dont l’Église a exercé son autorité a laissé beaucoup d’amertume dans le cœur de plusieurs Québécois ; cela a même engendré un complexe de honte par rapport à notre passé religieux, un sentiment qui se transpose dans notre rapport à nous-mêmes, notre identité. Voilà la seconde blessure.
Cet article est tiré du numéro spécial Cinéma de la revue Le Verbe. Cliquez ici pour consulter l’ensemble du numéro.
Est-ce vraiment juste ? Nous savons qu’une des caractéristiques d’une mémoire blessée est d’être sélective ; elle se laisse fasciner en effet, par la cause de sa douleur, mais semble devenir amnésique à propos du reste de son histoire. C’est ainsi qu’au Québec nous avons tendance à faire l’impasse sur le rôle historique décisif que l’Église a joué dans la naissance, la survie et l’épanouissement de notre nation.
Bref, une blessure de l’intelligence et une blessure identitaire qui ont des conséquences similaires : la difficulté de se projeter comme peuple dans une narration historique et morale cohérente, entravant notre capacité à agir collectivement et à discuter substantiellement de nos institutions et de notre avenir. Devant ces obstacles, la tentation est forte de se replier sur un esprit de système impersonnel et individualiste qui, notons-le, affecte les plus vulnérables de notre société dans une proportion souvent insoupçonnée.
Quelle guérison ?
La guérison de la mémoire consistera donc d’abord en un travail sur le plan historique qui nous permettra d’accéder à une lecture plus objective de notre passé. Il s’agira de sortir de cette idéologie de la rupture « grande noirceur contre Révolution tranquille » qui est une blessure de l’intelligence avant même d’être une blessure de la mémoire. Car, en effet, elle procède d’une vision réductrice et caricaturale de notre histoire.
Dans un deuxième temps, la guérison de la mémoire passera sans doute aussi par une « purification de la mémoire », une démarche proprement ecclésiale, suscitée par Jean-Paul II lors du jubilé de l’an 2000 et dont nous pouvons trouver une définition précise dans le document de la Commission théologique internationale intitulé Mémoire et réconciliation :
« Celle-ci consiste en un processus visant à libérer la conscience personnelle et commune de toutes les formes de ressentiment ou de violence, héritage des fautes du passé [de l’Église]. Ce processus s’opère au moyen d’une évaluation historique et théologique renouvelée des évènements en question qui conduit (si elle se révèle juste) à la reconnaissance correspondante de la faute ; s’ouvre alors un chemin réel de réconciliation. »
Ce dernier mot est capital : tenter une réconciliation des Québécois avec leur héritage religieux, qui constitue objectivement un des piliers de leur identité collective.
À cet égard, nous pouvons nous inspirer de la splendide homélie que le pape prononça à Québec le 9 septembre 1984 à l’Université Laval. Le souverain pontife, évoquant notre devise Je me souviens, soulignait
« qu’il y a vraiment des trésors dans la mémoire de l’Église comme dans la mémoire d’un peuple […]. Vous saurez vous souvenir de votre passé, de l’audace et de la fidélité de vos prédécesseurs, pour porter à votre tour le message évangélique […] dans la modernité de l’Amérique. »
Puis, le pape rajoutait cette formule qui s’est imprimée dans le cœur et l’esprit de beaucoup des Québécois qui assistaient à cette célébration et qui constitue peut-être la clé de voute de cette homélie :
« N’acceptez pas le divorce entre la foi et la culture. »
Le successeur de Pierre ajoutait :
« Votre culture est non seulement le reflet de ce que vous êtes, mais le creuset de ce que vous deviendrez. Vous développerez donc votre culture de façon vivante et dynamique […], mais sans laisser s’installer un vide, une discontinuité entre le passé et l’avenir. »
En conclusion, nous pourrions résumer le processus de la guérison en trois éléments, qui sont aussi des étapes. Le premier est sans doute la guérison de notre intelligence, c’est-à-dire le travail par lequel nous pourrions permettre aux Québécois de relire leur histoire, débarrassés de la lorgnette idéologique.
Le deuxième, la purification de la mémoire, serait une démarche d’humilité et d’ouverture incombant aux ecclésiastiques et même aux laïcs, permettant par ricochet de remettre en lumière l’apport positif de l’Église dans notre histoire collective.
Finalement, le troisième élément serait celui du type « vérité et réconciliation », à l’image de ce que des peuples comme les Rwandais et les Sud-Africains ont pu vivre, toutes proportions gardées, afin de permettre aux Québécois de vivre une réconciliation avec leur identité culturelle historique.
Guérison de la mémoire et politique
Le projet de la guérison de la mémoire n’est pas de nature politique, il se situe à un niveau plus profond, ontologique : il s’agit d’une entreprise de restauration de l’identité québécoise, notamment dans sa dimension religieuse historique. Ce qui n’en fait pas pour autant un projet religieux, nous y reviendrons plus loin.
La guérison de la mémoire n’est pas une option politique (par exemple souverainisme ou fédéralisme), mais la condition de toute option. En effet, comment réfléchir à notre avenir dans la Confédération canadienne ou comme état indépendant si nous sommes coupés de nos racines ? Comment envisager un avenir d’épanouissement et d’enrichissement si nous sommes en processus de rétrécissement et d’appauvrissement ?
Certes, ce projet peut sembler servir à priori la cause souverainiste. En effet, ce renouveau identitaire serait une chance, voire la condition même d’un saut vers l’indépendance nationale, car la réduction de notre identité à la langue française et à quelques valeurs comme l’égalité homme-femme ou la démocratie, qui n’ont rien de spécifiquement québécois, constitue un socle bien fragile pour une aventure aussi grande.
Mais on pourrait aussi penser que la guérison de la mémoire servirait la cause fédéraliste, parce que retrouver l’intégrité de notre être implique aussi de resituer la nation québécoise dans un ensemble plus grand que l’on pourrait appeler la nation canadienne-française. Nous sommes en effet Québécois, Acadiens, Fransaskois, Franco-Ontariens, etc., les branches d’un même tronc dont les racines sont surtout en France, mais aussi ailleurs en Europe. Nous avons vécu l’alliance de la foi et de la langue d’une manière solidaire depuis les origines de notre pays et à l’échelle d’un continent (pensons aux Franco-Américains et à nos missionnaires). Les années 1960 ont en quelque sorte achevé de rompre les liens entre le Québec et le reste de la grande famille canadienne-française.
La guérison de la mémoire est donc un projet qui, même s’il s’adresse d’abord aux Québécois, déborde les frontières de notre province. Il faudra de toute manière s’interdire son identification avec une option politique particulière, car, si elle est une entreprise de réconciliation des Québécois avec eux-mêmes, il sera nécessaire de mettre entre parenthèses — même si on ne pourra les éviter complètement — les débats politiques.
Cela signifie aussi que le projet devra rassembler des gens de toutes sensibilités politiques qui sont simplement d’accord sur le fait que le catholicisme est une composante majeure de notre identité et que la négation de cette vérité constitue une menace à terme pour notre avenir de société distincte.
Guérison de la mémoire et religion
La guérison de la mémoire ne se veut pas à proprement parler un projet religieux, même si son initiative revient à un groupe de catholiques. Ce n’est pas un projet religieux, car il ne vise pas à convertir à la foi chrétienne les gens qui y adhèreraient ni à restaurer un ordre ancien de chrétienté.
En effet, il s’adresse à tous les hommes et femmes de bonne volonté qui, comme nous venons de le dire, constatent que le Québec vit depuis 40 ans sur une fracture identitaire profonde. Nul besoin pour cela d’être croyant ; la reconnaissance du rôle historique de l’Église dans notre destinée nationale et des valeurs profondément évangéliques qui continuent d’animer malgré tout la vie de notre société suffit pour adhérer à ce mouvement.
Par ailleurs, la restauration d’un ordre ancien dont plus personne ne veut, à part quelques nostalgiques, n’est pas à l’ordre du jour non plus. À vrai dire, la guérison de la mémoire se situe plutôt dans la trajectoire première de la Révolution tranquille, à savoir la recherche d’un nouveau modus vivendi entre l’Église et l’État, la Religion et la Société ; une véritable laïcité où la séparation entre l’Église et l’État ne signifie pas une séparation entre la religion et la culture et où le respect de toutes les croyances et options philosophiques n’entraine pas un déni de nos racines chrétiennes.
D’ailleurs, une révolution signifie en termes physiques le tour complet d’une trajectoire orbitale. Or, nous estimons que la Révolution tranquille non seulement n’a pas achevé sa trajectoire, mais est sortie de son orbite : au lieu d’avoir fait le tour des réformes qui auraient permis ce nouveau modus vivendi, elle a prétendu refonder notre identité collective en niant l’une de ses composantes essentielles.
La guérison de la mémoire se propose de retrouver cette orbite révolutionnaire, d’en achever la course afin de revenir non pas au début, ce qui serait un retour en arrière, mais à la source de notre être collectif, à son principe, afin de repartir à la manière d’une spirale ascendante vers un avenir qui ne fait pas abstraction du passé.
L’Observatoire Justice et Paix est un regroupement de personnes qui se sentent concernées par les grands enjeux et débats qui animent la société québécoise d’abord, et plus largement la société canadienne et le monde. L’Observatoire se présente comme un lieu de réflexion, de formation et d’intervention, par divers moyens : organisation de conférences, colloques, sessions d’études, interventions dans les médias ainsi que par les diverses institutions démocratiques.
Pour aller plus loin :
Jean-Paul II, Mémoire et identité : Conversations au passage entre deux millénaires, Cité du Vatican, Éditions Flammarion, 2005, traduction par François Donzy.
Lemieux, R., et J.-P. Montminy, Le catholicisme québécois, Québec, Éditions IQRC, Presses de l’Université Laval, 2000.