Un texte de Rodrigue Allard
Il y a un an, alors qu’il appelait le monde occidental à intensifier l’intervention militaire contre l’État islamique dans son pays, Bashar Warda, l’archevêque d’Irbil en Irak reconnaissait que « c’est malheureux d’en arriver là ». Parlant, lui aussi, au nom des églises du Moyen-Orient, le Révérend Nadim Nassar rétorquait quant à lui que « les fusils ne règleront pas le problème ».
Ce désaccord entre ces deux clercs chrétiens met en lumière une question qui tarabuste les églises depuis deux millénaires : la doctrine dite de la « guerre juste ».
La guerre peut-elle être juste ?
La doctrine de la Guerre juste n’est pas d’origine chrétienne. Elle est née dans l’esprit de philosophes païens tels qu’Aristote, Cicéron et Platon. On la voit également dans les écrits antiques du paganisme hindou.
Dans l’Église, les premiers balbutiements d’une position considérant la guerre comme acceptable ne sont apparus, dans certains segments de l’Église, qu’au 4e siècle après la naissance du Christ. L’union de l’Église et du pouvoir séculier après l’avènement de Constantin a amené plusieurs rapprochements entre la morale de l’un et de l’autre.
En ce qui concerne l’entrée en guerre et son maintien, la doctrine de la guerre juste s’énonce comme suit : entrer en guerre ou approuver une guerre peut ne pas être moralement condamnable, et même être bien, si cette guerre se conforme à la grande majorité des critères suivants :
- Buts atteignables : Les buts de l’entrée en guerre doivent avoir de bonnes chances d’être atteints et donc le malheur que la guerre est supposée combattre doit effectivement être évité ou éliminé grâce à l’entrée en guerre.
- Non secret : La population doit savoir de ce qu’il en retourne. Les faits présentés doivent être exacts et donner une image représentative de l’enjeu en cause.
- Légitime : Être décrétée par une autorité légitime, c’est à dire par un pouvoir légal qui n’est pas un régime oppressif ou malhonnête.
- Cause juste : La cause, l’intention doivent être justes et non pas être mercantiles ou futiles.
- Proportionnalité : Le malheur causé par l’entrée en guerre doit être moins grand et non pas plus grand que le malheur que l’entrée en guerre doit combattre.
- Dernier recours : Aucun autre recours n’existe pour mettre fin au malheur que l’entrée en guerre doit combattre
Le cas de l’Irak
L’intervention militaire en Irak respect-elle les critères de la guerre juste ? Commençons donc par la question des buts atteignables. Peut-on mettre fin à la persécution des chrétiens et autres minorités en intervenant militairement en Irak ?
Le résultat final de cette intervention contre les sunnites de l’État Islamique, si elle réussit, serait de redonner le plein contrôle du territoire irakien au régime chiite qui a pris le pouvoir suite à la précédente intervention militaire occidentale, celle de 2003.
Pourtant, l’archevêque Warda précédemment cité, disait lui-même dans la même entrevue, qu’il n’accordait aucune confiance à l’armée de l’actuel gouvernement chiite.
Et de fait, la mise en place de ce régime par l’intervention militaire occidentale (de 2003) a en fait grandement empiré la situation des chrétiens d’Irak.
Cette bataille n’est pas la vôtre, c’est la mienne !
– 2 Ch 20, 15-16
Une chrétienne interviewée par NBC News en 2013 témoignait que suite à la prise de pouvoir du présent gouvernement d’Irak, les chrétiens ont commencé à vivre de l’insécurité, les bandits anti-chrétiens ont commencé à affluer en Irak, les menaces de mort ont commencé et sa famille a rapidement dû fuir, dès 2006.
Les trois quarts des chrétiens d’Irak avaient déjà fui, au moment où NBC News réalisait ce reportage au début de 2013, alors que ce n’est qu’en 2014 que le groupe État islamique a cessé de n’être qu’un groupuscule parmi d’autres et a commencé à prendre le contrôle d’un bout de territoire irakien.
Selon toute évidence, le gouvernement chiite, que l’Occident appuie militairement, est complice de la persécution des chrétiens. Un récent rapport de l’ONU indique que, de manière générale, ce gouvernement a commis autant d’atrocités que l’État islamique.
Et qu’en est-il de la proportionnalité ?
Les interventions militaires occidentales font-elles moins de victimes que les ennemis qu’elles viennent combattre ? Voyons cela de plus près.
Le décompte des morts causés par les interventions occidentales des 25 dernières années en Irak et en Syrie atteindrait au moins 3 millions* dont au moins un million d’enfants de moins de dix ans. Autrement dit, une moyenne annuelle de 120 000 personnes humaines créées à l’image de Dieu ayant été tuées par ces interventions.
Par comparaison, l’UNIRAQ (agence internationale qui appuie l’actuel gouvernement irakien) attribue environ 9000 morts par an à État islamique, ce qu’elle qualifie de « quasi génocide ». Ainsi, les interventions militaires occidentales seraient au moins 13 fois plus meurtrières que l’État islamique.
Et pour la transparence, la légitimité ?
John Kerry, l’actuel ministre des affaires étrangères aux États-Unis était déjà membre du Comité des affaires étrangères du Sénat avant et pendant la guerre en Irak dans les années 2000. Il est maintenant démontré que lui et les autres dirigeants démocrates, au Sénat et dans les administrations Clinton et Obama, ont eux aussi menti comme les républicains sous George W. Bush.
Souvenons-nous seulement des armes de destruction massive prétendument détenues par Saddam Hussein, le président irakien que le gouvernement étatsunien a renversé et fait pendre; le gouvernement des États-Unis savait alors pertinemment qu’il mentait à répétition à l’opinion publique mondiale.
Et quelle juste cause ?
Peut-on prétendre que les motifs bassement mercantiles n’influencent pas significativement l’entrée en guerre de l’Occident alors qu’État islamique dépossède les compagnies pétrolières occidentales dans les territoires qu’il contrôle.
Sait-on que l’Irak qui est déjà un des plus gros exportateurs dans le monde recèle un potentiel de 100 milliards de barils alors qu’il n’en produit annuellement « que » 2,5 millions, sa production ?
Enfin, est-ce vraiment un dernier recours ?
Peut-on prétendre qu’il n’y a plus d’autres options disponible que la guerre alors que l’on n’a même pas tenté d’imposer des sanctions sévères à l’Arabie saoudite pour mettre fin au financement du terrorisme par la classe dirigeante saoudienne ?
Et que dire du financement du terrorisme par ces mêmes gouvernements occidentaux qui bombardent présentement l’Irak ? N’ont-ils pas financé à un demi-milliard de dollars par année et armé les intégristes islamiques qui contrôlent la rébellion levée contre Bachar El-Assad en Syrie et qui se sont fusionnés à l’État islamique ?
Vraiment, le moins que l’on puisse dire est que l’intervention occidentale en Irak ne satisfait pas du tout aux critères de la guerre juste.
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Note :
* Par exemple, dès 1995, un rapport de la FAO, une agence de l’ONU (ONU qui pourtant avait donné son approbation audit blocus) reconnaissait publiquement qu’un demi-million d’enfants de moins de 10 ans étaient déjà morts, après seulement 4 ans de blocus occidental. Cela signifie qu’au moins un million et demi d’enfants étaient morts à la fin des 12 ans de blocus. Ce qui n’inclut pas les morts des adolescents, pré-adolescents et adultes, ces morts-là rajoutent au compte un million de personnes au minimum, pour la période de 1991 à 2003. Il faut ensuite y ajouter les personnes mortes du fait de l’intervention américaine de 2003 à 2011. Selon la revue médicale The Lancet, dès 2006, le nombre de morts attribuables à cette intervention pouvait atteindre déjà quasiment un million. (Voir p.8 de cet article. Précisons que dès 2007, l’ORB a présenté un chiffre de plus d’un million, comme le rapportait à ce moment le Los Angeles Times)
Il faut rajouter au moins un autre demi-million de morts pour la période 2007-2011.
Trois millions de morts causés par les interventions occidentales de 1990 à nos jours, représente donc un minimum, d’autant qu’on n’a pas accès aux chiffres réels des victimes des bombardements américains et des opérations de guerre de l’actuel gouvernement irakien.