Un texte de Marianne Durano
J’avais en tête un article sur Tinder, la dernière tendance en matière de speed dating virtuel. Le principe est simple: après avoir défini votre périmètre de chasse et la tranche d’âge qui vous convient, vous pouvez matcher différents profils, c’est-à-dire signifier à l’autre qu’il vous intéresse. De la drague locale et sans hypocrisie.
Je tape donc «Tinder statistique» sur Google, désireuse de découvrir quelle population a recours à ce type d’application, dans quels buts, pour quels résultats. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque j’ai obtenu les réponses suivantes: «Tinder façon open-bar, une expérience statistique», «Comment se situent vos stats par rapport à celles-ci?», «Comment j’ai obtenu 160 matchs en moins de 10 h», etc.
Tinder, c’est la pensée statistique appliquée à sa propre performance amoureuse.
La rencontre d’autrui n’est souvent qu’un élément dans une moyenne générale, un point dans une courbe de croissance. C’est la dernière étape de notre désincarnation: l’autre n’est pas seulement un profil virtuel, c’est un chiffre. Le plus de matchs possible dans le plus petit périmètre possible: la logique de la rentabilité maximale s’applique au sexe comme au reste.
Après tout, pourquoi pas? Puisque l’on accepte de chiffrer ses performances au travail, de répondre à des sondages commerciaux et politiques, puisque la démocratie elle-même n’est qu’une affaire de statistiques, puisque l’on exige des taux de réussite pour nos enfants, puisque l’on chiffre jusqu’à notre intelligence (le fameux QI), pourquoi ne pourrait-on pas calculer notre «attractivité», pour rester dans le vocabulaire de l’entreprise?
Quand le «combien» remplace le «pourquoi» dans tous les domaines de la vie, il ne faut pas s’étonner que la même logique envahisse l’amour lui-même.
Obsédés du… nombre
Entremetteuses, courtisanes et autres bals des débutantes ne datent pas d’hier. Depuis toujours, les femmes ont fait l’objet d’une prédation plus ou moins institutionnalisée. Bien des portraits de nobles jeunes filles ont été réalisés afin d’arranger un mariage à distance.
Ce qui est vraiment nouveau, c’est la soumission volontaire des individus à une logique de rentabilité.
En ce sens, Tinder, Meetic, et même l’application allemande Ohlala, qui facilite les rencontres tarifées, ne font en fait que mettre le numérique au service d’une vieille habitude machiste. Ce qui est vraiment nouveau, en revanche, c’est la soumission volontaire des individus à une logique de rentabilité, la réduction consentie de sa vie à des performances chiffrées. La catégorie de la quantité, longtemps tenue pour méprisable dans l’histoire de la philosophie, triomphe définitivement de celle de la qualité, trop subjective, trop subtile, pas productive.
Car voilà, la qualité ne se comptabilise pas, ne se vend pas, ne rapporte rien. Le mariage chrétien est un créneau d’investissement peu fiable. L’amour qui dure ne consomme pas: adieu applis innovantes, soirées mousses et speed dating! On nous accuserait presque de ralentir la croissance.
Comme le montre bien une étude du Marketing Trends Congress significativement intitulée «Les célibataires, un marché en développement», c’est la recherche de la variété qui pousse à la consommation, là où la fidélité tend au contraire à limiter notre frénésie de nouveauté. Comme le conclut l’étude: «Cette population de singles, toutes catégories confondues, affiche des scores de consommation nettement supérieurs aux normes habituelles, et essentiellement dans les produits dits “relationnels”.»
On comprend donc qu’une économie fondée sur la course à la croissance ait tout intérêt à favoriser une sexualité volatile, consumériste et instable, et à encourager pour cela toutes les applications de rencontres éphémères.
L’antidote au zapping
À l’opposé, le couple monogame et fidèle constitue un modèle d’amour gratuit et désintéressé. Loin de rechercher à accroitre leurs performances, les conjoints acceptent au contraire de révéler à l’autre toutes leurs vulnérabilités. Loin de se satisfaire d’une consommation à court terme, le couple est appelé à construire sur le long terme.
L’amour n’est pas affaire de chiffres, mais de proportion. L’harmonie, comme la beauté, est un équilibre, une convenance, qui déborde toutes les statistiques, qui fait exploser les cadres de notre mentalité de petit capitaliste.
Le mariage est à Tinder ce qu’un tableau d’Ingres est à Vanity Fair. D’un côté la célébration de l’unique, la patience des détails; de l’autre l’accumulation sans profondeur, la frénésie de la dépense.
La vraie richesse, la vraie variété, dit Kierkegaard, c’est l’époux qui en dispose, non le jouisseur.
Dans son ouvrage Propos sur le mariage, le philosophe danois Søren Kierkegaard parle ainsi d’un «saut qualitatif» entre la figure de Don Juan, éternel insatisfait, et celle de l’homme marié, incarnation du stade éthique. Tandis que Don Juan est condamné à retrouver la même jouissance à l’identique chez ses différentes conquêtes, l’époux, lui, approfondit chaque jour différents aspects d’une même femme.
La vraie richesse, la vraie variété, dit Kierkegaard, c’est l’époux qui en dispose, non le jouisseur. Comme il l’écrit dans Journal d’un séducteur, «la condition capitale pour toute jouissance, c’est de se limiter».
Le mariage n’est pas la fin du plaisir, mais son commencement. S’il faut dénoncer Tinder et consorts, ce n’est pas en vertu d’une quelconque morale ou, pire, par condamnation du sexe libre. Il faut proclamer au contraire que la vraie jouissance et la vraie liberté sont dans l’amour qui se donne gratuitement.
Le mariage est le lieu où le plaisir peut se vivre sans fard, en dehors de toute logique compétitive. C’est un plaisir qui nous libère de la peur et de la honte: peur de déplaire, honte d’être seul, trop souvent récupérées par le marché, les «produits relationnels» comme dit le Marketing Trends Congress.
Loin du zapping, des matchs et des statistiques, écoutons la voix éternelle du Cantique des cantiques, ce chant d’amour au cœur de la Bible: «Les torrents ne peuvent éteindre l’amour, les fleuves ne l’emporteront pas. Si quelqu’un offrait toutes les richesses de sa maison pour acheter l’amour, tout ce qu’il obtiendrait, c’est un profond mépris.»
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Note: Cet article est tiré du numéro d’avril-mai-juin 2016 de la revue Le Verbe.