signés par l'amour Théologie du corps Jean-Paul II
Photo : Clem Onojeghuo / Unsplash.

Des corps signés par l’Amour

Texte célèbre mais méconnu, le récit de la création d’Adam et Ève contient beaucoup plus que le suggère une lecture hâtive. Ce récit aux allures mythologiques nous instruit grandement sur la signification du corps et la grandeur insoupçonnée de la sexualité humaine.

La beauté sait me transpercer. La tranquillité trompeuse des nuages, leur immensité, leurs mille détails, le jeu de la lumière sur un lac ou sur les troncs d’arbres, la vastitude silencieuse d’un paysage enneigé. Mais soyons honnêtes… rien ne me trouble plus que le visage d’une femme, aux yeux profonds, à la tendresse à peine masquée. Je m’émerveille quotidiennement de la différence, de mon épouse tant aimée et de la femme en général. De cet autre que je ne connaitrai jamais véritablement.

Dieu a voulu le corps de l’homme et de la femme, tels qu’ils sont, et y a mis sa signature.

Un dégât d’encre n’inspire pas la beauté. Mais il y a une certaine beauté dans la spontanéité d’un tableau de Jackson Pollock. Pourquoi ? La beauté n’est pas le résultat d’une forme abstraite, aléatoire. Si l’on peut trouver de la beauté dans l’ensemble de Mandelbrot (une représentation en image d’une formule mathématique complexe), c’est que la beauté parle à notre intelligence autant qu’elle parle à notre émotivité et à notre corps. Partout où nous la trouvons, la beauté est la trace d’une mystérieuse signification… d’une intention créatrice !

Michel-Ange, Rodin, Éluard, Chagall, ou une sculptrice contemporaine comme Solenn Hart, ont célébré les corps masculins et féminins et leur rencontre. Là où le monde regarde parfois la différence sexuelle, et plus spécifiquement le corps de l’homme et de la femme, comme un trait biologique anodin, voire encombrant, le croyant y voit une intention, une signification. Bien que le résultat d’un long processus évolutif, le corps n’est pas le résultat du hasard seulement. Dieu a voulu le corps de l’homme et de la femme, tels qu’ils sont, et y a mis sa signature.

Connaitre l’Auteur

Un texte en particulier nous parle du dessein que Dieu avait en créant l’homme et la femme. Texte célèbre mais méconnu, celui de la Genèse, en particulier les premiers chapitres racontant la Création du monde. Fait-il encore sens au 21e siècle de lire ce mythe ? De toute évidence, personne n’aurait lu le roman La peste dans le but de trouver un remède à la pandémie de laquelle nous peinons à sortir, mais nous le lisons pour comprendre la pensée de l’auteur, et mieux comprendre peut-être notre monde. De même, on ne lit pas le récit de la Création dans l’espoir d’y trouver un traité cosmologique actuel, mais pour connaitre l’Auteur qui a inspiré ses auteurs, pour rencontrer la pensée du Créateur lui-même.

Après près de 2000 ans d’histoire de l’Église, Jean-Paul II a offert à l’humanité une lecture renouvelée et encore percutante de ce récit de la Genèse, dans ce qu’il a appelé la « théologie du corps », qu’il conviendrait même d’appeler, selon le pape, « une théologie des sexes ». L’Église elle-même n’a pas encore absorbé cette théologie qui devait enfin nous libérer du manichéisme et de tout soupçon par rapport à la grandeur et à la beauté du corps et de la sexualité.

Cet article est d’abord paru dans notre numéro spécial automne 2021. Cliquez sur cette bannière pour y accéder en format Web.

La première chose sur laquelle Jean-Paul II porte notre attention est la solitude du premier être humain. Que signifie cette solitude pour nous ? L’expérience d’un seul homme exprime en fait celle de l’humanité entière. L’humanité, jusqu’à preuve du contraire, est seule face au cosmos, seule à se poser des questions, à se tenir debout comme un point d’interrogation et à scruter l’univers pour des réponses.

Il est facile d’oublier, entourés que nous sommes par les technologies et les constructions humaines, notre rapport originaire à la nature. Quoi qu’il en soit de la sensibilité ou de l’intelligence animales, seul l’être humain a la capacité de réfléchir à son destin et la liberté de le modifier. Surtout, l’homme est le seul à pouvoir entrer en relation avec Dieu, seul capable d’amour. Toute la création apparait comme un don fait au premier être humain, alors que seul l’homme est un don pour lui-même.

L’icône de la Trinité

Mais cette solitude, si elle est un passage obligé pour chacun, n’est pas la destination de l’être humain. « Il n’est pas bon que l’homme soit seul » (Gn 2, 18), nous dit la Genèse, et cela nous dit beaucoup aussi sur qui est Dieu. Puisqu’il est écrit juste avant que « Dieu créa l’homme à son image » (Gn 1, 27), on comprend par conséquent que Dieu n’est pas un être solitaire. Il fallut l’incarnation, la révélation de Jésus, pour nous faire comprendre que Dieu est Amour en un sens fort, insaisissable par notre seule intelligence : que Dieu en lui-même est une communion d’amour, une « famille » dira souvent le pape François, qu’il y a au fond en Dieu une vie, une expérience d’amour.

Or, la Genèse ne nous dit pas seulement que Dieu créa l’homme à son image, mais plus exactement : « à l’image de Dieu il le créa, homme et femme ». Ainsi, Dieu nous fit à son image, en nous faisant homme et femme. La personne est à l’image de Dieu dans tout son être, y compris son corps, et dans la différence sexuelle, précisément, est étampée l’image de Dieu en nous.

Depuis les premiers siècles de l’ère chrétienne, des artistes ont tenté de représenter la Trinité, avec parfois plus, parfois moins de succès. Or, Dieu nous a donné lui-même, dans le couple et la famille qui en découle, une icône, une image de ce qu’il est, un Dieu qui est communion et Amour. Ainsi, la beauté qui nous attire chez l’homme et la femme est un reflet, différent en chaque personne, de la Beauté de Dieu.

Par notre propre intelligence, en contemplant la nature et en réfléchissant sur le temps et la causalité, il est possible d’arriver à la conclusion qu’il faut bien un Dieu, un Créateur, qui soit hors de l’Univers, hors du temps et de l’espace et donc des lois de la causalité. Une cause elle-même sans cause. Mais comment aurions-nous pu connaitre l’intériorité même de ce Dieu ? Il fallait que Dieu le révèle lui-même. La Trinité (trois personnes, un seul Dieu) n’est pas une idée à laquelle l’homme pouvait logiquement parvenir par lui-même. Mathématiquement, ça ne colle pas ! Cela dit, une fois cela révélé à nous, c’est parfaitement logique. Si Dieu est amour, il ne peut être un Dieu solitaire. Et l’Amour est le principe d’unité de son être.

Le sommet de la Création

L’homme et la femme, comme l’exprime la Genèse, en devenant « une seule chair », expérimentent quelque chose de la vie de Dieu. Deux sujets qui deviennent en même temps comme un seul être, un seul sujet d’amour (Théologie du corps 20:4). Le couple humain apparait alors dans la Genèse comme le sommet de la Création et comme la plus ressemblante image de Dieu dans le monde.

C’est d’ailleurs par le corps que l’homme et la femme peuvent sceller leur unité. Ainsi, le corps, nous dit Jean-Paul II, devient un signe visible de l’amour. Et Dieu a créé les corps de l’homme et de la femme dans ce but précis, afin de « rendre visible l’invisible […] pour transférer dans la réalité visible de monde le mystère caché en Dieu de toute éternité » (19:4). Si chaque être humain porte en soi l’image de Dieu, c’est dans leur unité que l’homme et la femme reflètent le mieux cette image (9:3).

Comme d’autres récits dans la Bible, celui de la création du couple humain est raconté par deux fois : une première fois du point de vue de Dieu, de son intention, la seconde fois selon la perspective du premier homme. Selon ce deuxième récit, Ève est créée en second, à partir de la côte d’Adam. Or, avant l’arrivée d’Ève, l’homme ne peut être désigné comme « masculin ». Il est désigné seulement comme celui qui est tiré du sol, adamâ. On dira aujourd’hui qu’il est « poussière d’étoiles », que l’homme surgit de la matière et est intrinsèquement lié à son univers.

C’est uniquement lorsqu’il voit Ève, dans sa féminité, qu’il peut prendre conscience de sa masculinité. Ève vient donner sens au corps d’Adam. Non seulement il s’émerveille devant la beauté d’Ève – « voici l’os de mes os, la chair de ma chair ! » (Gn 2, 24) –, mais il prend alors plus pleinement conscience de sa propre identité.

Ève apparait comme un don fait à Adam. L’un et l’autre se voient dans leur complémentarité, ils contemplent dans leurs corps la réciprocité, la capacité de devenir un en se donnant et en accueillant le don. Jean-Paul II porte notre attention sur l’expérience de la nudité entre eux. Il ne s’agit pas d’une nudité honteuse, gênante. Mais entre eux règnent une parfaite confiance et une parfaite harmonie, parce qu’ils parviennent à se voir avec le regard même de Dieu et « la paix du regard intérieur » (13:1). Plutôt que de voir le corps comme un objet à utiliser, pour se satisfaire (expérience qui sera plus tard le résultat du regard terni par le péché), ils voient le corps comme un appel à se donner et à former une communion de personnes.

La nudité sans gêne

« Seule la nudité qui fait de la femme un “objet” pour l’homme, ou vice-versa, est source de honte » (19:1). Au lieu de cela, la capacité à se voir en pleine transparence est la source entre l’homme et la femme de la plus grande intimité. Lorsque homme et femme peuvent en effet se voir en pleine confiance et se sentir en sécurité l’un devant l’autre, seulement alors sont-ils capables d’être véritablement nus, de corps et d’âme.

Lorsque, répondant à l’appel inscrit dans leur cœur et dans leur corps, l’homme et la femme se donnent l’un à l’autre entièrement, ils expérimentent la joie. Et Dieu a voulu que l’homme et la femme puissent gouter à « la joie du don » dans leur corps. Une joie, bien plus forte que n’importe quel plaisir physique, est celle de pouvoir se donner totalement et sans retour l’un à l’autre. Une telle extase (ex-stasis, qui signifie « sortie de soi ») est un infime avant-gout, selon Jean-Paul II, de l’extase qui nous attend à la résurrection, lorsque Dieu se donnera à l’homme de la manière la plus intime et personnelle, et que l’homme se donnera en retour à Dieu.

Pour Jean-Paul II, l’être humain apparait dans le monde comme « l’expression la plus haute du don divin » parce qu’il porte en lui-même la capacité intérieure à se donner (19:3). C’est en se donnant que l’être humain réalise le plus pleinement qui il est. « Le don, dit Jean-Paul II, révèle l’essence même de la personne », et l’homme ne réalise son essence qu’en existant pour quelqu’un (14:2). Et cet appel au don est inscrit depuis « l’Origine » dans son corps. Le corps exprime la personne parce qu’il manifeste la vie et l’intériorité de la personne, et qu’il est le moyen de sa liberté, le moyen par lequel la personne peut se donner et réaliser sa vocation, son appel à l’amour.

Ainsi, les corps de l’homme et de la femme sont les témoins de la Bonté originelle, de l’Amour qui est la source de tout don dans le monde. Dans leurs corps est inscrit l’appel au mariage, à devenir un en donnant leur corps. En devenant un, l’homme et la femme peuvent à leur tour donner la vie, transmettre le don du monde à un nouvel être qui n’a jamais existé avant et qui existera ensuite pour l’éternité.

Les limites du consentement

À une époque où l’on combat plus que jamais la manipulation et la violence sexuelle, il apparait de plus en plus évident qu’une morale du consentement ne suffit pas1. Comme l’ont remarqué certains philosophes contemporains tels qu’Anne Barnhill ou David Benatar, dans un monde où la sexualité est présentée comme une activité récréative sans réelle conséquence ou signification, il est difficile d’expliquer qu’un acte sexuel non désiré soit sérieusement grave. Mais si la sexualité est porteuse d’une signification profonde et si elle est inséparable de la personne, de sa vie intérieure et de son essence, alors il devient évident que toute offense sexuelle constitue une violation de la personne.

Aussi, devant la multiplication des identités de genre, qui est certainement l’expression contemporaine d’un malaise existentiel, la Genèse nous rappelle qu’appartenir à un sexe, homme ou femme, ne signifie pas être affublé d’un genre,d’un carcan culturel auquel il nous faut correspondre. Mais être homme ou femme signifie simplement exister en face à face, au sein d’une relation qui est la genèse de toute vie humaine. Une altérité, porteuse à la fois d’un appel et d’un mystère… un mystère divin.

Pour aller plus loin :

+ Jean-Paul II, La théologie du corps, trad. Yves Semen, Paris, Cerf, 2014, 784 p.


Alex Deschênes

Alex Deschênes détient une maîtrise en Littérature et rédige présentement une thèse de doctorat en philosophie. Marié et père de trois enfants, vous le trouverez, quand il n’est pas au travail ou avec sa famille, dans un champ avec son télescope ou en train de visionner un film de Terrence Malick.