Photo: Brenkee (Pixabay)
Photo: Brenkee (Pixabay)

D#3/ L’autonomie face à la bureaucratie

D#3/ Discernement. Le discernement, cela signifie faire la part des choses. C’est faire preuve de perspective. La grande mésentente de notre époque porte sur la confusion à propos des mots. Ce face à quoi il faut faire preuve de discernement, et de toute urgence, c’est la pensée. Ce sont les mots. Éviter la confusion sur le sens des mots, c’est le premier pas vers une société meilleure.

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Si vous sentez que vous êtes particulièrement dociles au boulot, pas de soucis; c’est normal. Nous tendons instinctivement vers le conformisme. Peur du rejet. Désir de bien faire également.

Il apparait néanmoins que le conformisme devrait être la voie qui mène à l’essai, à l’audace… puis, à la liberté. Le conformisme est un apprentissage, pas une destination.

Car clarifions : qu’est-ce que le conformisme? Il s’agit tout simplement du respect des normes, des règles de bases en société. Alors, si ce qu’il faut faire au travail est de rester conforme, respecter la norme sera la norme. Plate tautologie. C’est la fin de la créativité.

Le conformisme a été érigé en système technique, que l’on nomme bureaucratie.

Ceci devrait suffire à nous effrayer. Le conformisme a été érigé en système technique, que l’on nomme bureaucratie. C’est un piège qui étouffe l’être humain et annihile la vie au profit de l’organisation.

D’une part, on érige une culpabilité par l’establishment afin de contrôler les comportements individuels : le langage, le travail, la hiérarchie, les rapports de pouvoir, la routine… Quiconque sort des règles informelles sera ostracisé, puis redressé.

La bureaucratie, c’est le conformisme institutionnalisé, surtout dans une économie de plus en plus axée sur les services. L’uniforme, la marche, la cloche, le formulaire, la méthode, l’organigramme, la coercition. Plus l’organisation est grosse, plus la bureaucratie est tentaculaire. La procédure.

L’apprentissage dysfonctionnel du conformisme

Je le répète : le conformisme possède une fonction, celle d’apprentissage et d’adaptation. Les enfants doivent apprendre les règles de la conformité, s’ils espèrent un jour être libres et autonomes. Toutefois, le monde professionnel demeure étrangement confortable au sein du conformisme, et ce en raison de nos valeurs sociales.

Le sociologue américain Robert Merton (1910-2003) affirmait que notre monde contemporain privilégie les valeurs du American Way of Life, soit l’accumulation de biens et le succès financier.

Ainsi, les normes de références touchent à l’emploi et aux apparences. Atteindre cet objectif nous fait craindre de le perdre. La conformité demeure ainsi la meilleure façon de ne pas perdre nos acquis ou encore d’être dévisagés par les autres. Ce que l’on craint, c’est la déviance : recevoir d’autrui une image qui est proscrite en société.

Résultat? Le conformisme, plutôt que d’être temporaire, devient permanent. Exit l’audace, la créativité.

Mais ne vous inquiétez pas. Pas compliqué de rester conforme, il suffit d’avoir une méthode. La méthode est cet ABC qui nous indique comment atteindre la conformité, à l’école comme au travail. Encore une fois, la méthode est utile au novice, pour apprendre. Cependant, dans nos sociétés hypermodernes, capitalistes et bureaucratiques, cette méthodologie a été institutionnalisée.

On l’appelle la procédure.

La cage d’acier

« Procéder » a des origines latines : pro (préfixe positif) et cedere (aller vers l’avant). La procédure est donc cette permission officielle d’aller de l’avant : sans permission, ou procédure, ça ne peut pas marcher. Tenez-vous-le pour dit.

C’est un peu ce que Max Weber (1864-1920) illustrait par la cage d’acier. La modernité et le capitalisme, c’est le début de la rationalisation, mais aussi le début du désenchantement du monde. Tout devient gris, sans magie. Ce que l’on croyait efficace et confortable au sein d’une organisation entrainera la perte de notre liberté et de sens. Cette cage est bien belle, bien moderne, mais on y est enfermé.

Qu’à cela ne tienne, le conformisme nous force à accepter la procédure. Elle nous apparait même logique, voire efficace. Il ne faut toutefois pas se leurrer : ce que l’on croit être de l’efficacité est en réalité de l’ouvrage. Le travail fait transpirer, il épuise, mais il peut aussi faire tourner en rond.

Dans une interprétation contemporaine, l’essayiste Alain Deneault jette un regard cru, lucide et sans compromis sur ce qu’il appelle la médiocratie, un système où l’on instaure la moyenne, où se démarquer est inutile.

Organiser les comités, remplir les formulaires, exécuter le logiciel, apprendre le fonctionnement de la nouvelle photocopieuse…

Toutes les institutions sont gangrenées : les entreprises, les gouvernements, les syndicats, les universités. Pas le temps de réfléchir. Il faut organiser les comités, remplir les formulaires, exécuter le logiciel, faire le beau aux colloques, apprendre le fonctionnement de la nouvelle photocopieuse… Le soir, on rentre crevés à la maison, avec l’impression d’avoir tout donné.

Vous vous reconnaissez? Vous faites peut-être ce que l’anthropologue David Graeber appelle une bullshit job, un emploi bidon. C’est que nous sommes entre deux époques : l’ère de la sécurité d’emploi, et celle de la précarité. Pour ne pas créer du chômage de masse, on protège des emplois dont la principale fonction est de justifier sa présence.

Ce qu’il faut comprendre, c’est que l’effort ne se calcule pas en nombre d’heures, ou en paperasse déplacée, mais avec de véritables ambitions. Le cheval de Troie que l’on doit faire entrer au sein de l’organisation, c’est une réflexion autonome et libertaire.

L’autonomie audacieuse

Pour ne pas s’assécher dans les contraintes bureaucratiques du quotidien, il faut saisir le pouvoir de l’organisation comme le tremplin de ses propres moyens libres. Comme le judoka qui profite de la force de son adversaire pour le propulser au tapis.

Autonomie, étymologiquement, c’est se nommer soi-même. Je décide de ma signification. S’approprier son travail, c’est avancer en repoussant les barrières, sortir du sentier.

La simple répétition de la méthode ou des ordres des autorités ne crée rien, ça ne fait qu’assoir le travail dans un cadre restreint qui pue le conformisme. Les grandes découvertes sur notre monde (en chimie, astronomie, en design, etc.) ont été effectuées par ceux qui ont essayé autre chose, au risque de se tromper. Le problème, lorsqu’on se trompe au sein de la procédure, c’est qu’on va se déculpabiliser en disant : je n’ai fait que mon travail, je n’ai que suivi la procédure, c’est pas ma faute.

C’est l’autonomie qui mène au progrès. Toute tentative de fonctionner autrement est bonne, à condition d’assumer ses erreurs et de se laisser guider par ses passions. Surtout, savoir pourquoi on s’exécute. Il n’y a pas de bonne raison de faire une tâche pour les mauvaises raisons.

J’ignore si c’est la peur de l’échec, de remettre en question son emploi ou je ne sais quoi qui nous pousse à demeurer conforme. Peut-être que je me trompe dans tout ça. Peut-être qu’il est beaucoup plus sage de rester conforme, de taire sa pensée et de bavarder dans le cadre du mode d’emploi.

Mais si on ne remet pas en question la procédure, qui sait : peut-être que tout ce qu’on fait, c’est patauger dans un fouillis administratif à longueur de journée.

Patrick Ducharme

Patrick Ducharme est sociologue de formation. Il enseigne au niveau collégial dans la région de Québec depuis 2010, tant en Sciences humaines qu’en Soins infirmiers et en Travail social. Il est père de deux enfants, et fier de l’être.