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Contre l’obscurantisme

Réponse à Yves Gingras,  «La théologie, une faculté anachronique »

 

Me surprendra toujours cette condescendance avec laquelle les Québécois s’acharnent contre le catholicisme au nom de la Science. Ou bien le feu de Prométhée ne les éclaire pas suffisamment, ou bien ils ont pris l’habitude de le porter les yeux fermés. Dussent-ils l’examiner un peu plus, ils s’apercevraient que la science s’est développée non pas contre, mais à côté de la religion.

Copernic était chanoine et ses travaux lui ont valu d’être sollicité par les ecclésiastiques pour la réforme du calendrier. Galilée était financé par des protecteurs catholiques. Ses démêlés célèbres avec l’Église, contrairement à ce qu’en laisse croire l’image d’Épinal qui nous a été transmise à la petite école, ne proviennent pas de sa défense du modèle copernicien, mais du fait qu’il a lui-même voulu porter au plan théologique ce qui n’était alors qu’une hypothèse scientifique, quand ses preuves étaient insuffisantes. (C’est donc, n’est-ce pas ?, qu’il devait accorder quelque importance à la théologie.) Newton a écrit davantage sur la théologie que sur la science. Et la liste pourrait s’allonger.

J’entends déjà l’aréopage des Sceptiques me répondre, avant même que d’avoir fait usage de son scepticisme, que ces hommes croyaient en Dieu parce qu’il était de bon gout d’avoir la foi au temps où l’obscurantisme était tendance : mais dans ce cas nos sceptiques doivent admettre que la science elle-même a ses racines au cœur de l’obscurité. Cette image, du reste, contient peut-être une sorte de vérité allégorique, puisque, à en croire l’historienne Frances Yates, l’occultisme et la magie auraient joué un rôle clé dans l’émergence de la science moderne. Qu’à cela ne tienne, il m’apparait assez clair que ce n’est pas la science qui a supprimé la religion et ses mystères, mais la religion de la Science. On ne détruit que ce que l’on remplace.

Avant de poursuivre, qu’on me permette ici de préciser mes intentions. Je n’écris pas ces lignes pour défendre l’Église. D’autres le font beaucoup mieux que moi. Je les écris pour dénoncer l’obscurantisme. Car il y a un obscurantisme symétrique à celui qu’on dénonce dans le catholicisme. Il consiste à penser que l’obscurantisme, c’est pour les autres, et qu’on a toujours la lumière pour soi, surtout quand on a le bonheur d’avoir dans sa bibliothèque le Petit manuel d’autodéfense intellectuelle de Normand Baillargeon.

Cet obscurantisme s’appuie sur deux dogmes qui se sont transformés, par la voie de l’évolution sans doute, en réflexes. D’après le premier, il est toujours bon de critiquer le catholicisme en pointant du doigt ses « dogmes » sans trop savoir ce que c’est qu’un dogme, sinon un synonyme de stupidité tiré d’un registre de langue soutenu. D’après le second, il existe une charmante inadéquation entre le catholicisme et l’heure actuelle sur l’horloge mondiale. Quand le monde est à 15h, l’Église est à 10h. Quand le monde est à 20h, l’Église est à 10h. Quand le monde est à 22h30, l’Église est à 10h. C’est pourquoi on accuse toujours l’Église d’anachronisme.

L’important, dans ces accusations, est surtout de dire la même chose. C’est un peu comme si, chaque jour, on équipait cent-cinquante caravelles pour qu’elles s’en allassent avertir un homme chauve, de l’autre côté de l’océan, qu’il souffre de calvitie. Au lieu d’être les Christophe Colomb de l’évidence, il ne serait pas impossible de s’étonner et de s’interroger au sujet de cette étrange religion dont on dit qu’elle a jadis été la nôtre. Mais adopter une telle attitude serait contrevenir à notre deuxième dogme. Car l’obscurantiste d’aujourd’hui n’entend pas sympathiser avec des hérésies, surtout lorsqu’elles s’appellent : catholicisme.

Je termine ici ce long préambule. Il m’a paru nécessaire pour répondre, comme je m’étais proposé de le faire, à la lettre de M. Yves Gingras, intitulée « La théologie, une faculté anachronique ». M. Gingras, ce n’est pas un secret, n’aime pas trop le catholicisme. On s’en aperçoit à son éloquence de porte-foudre sitôt qu’il parle d’en abolir les dernières traces : « Il est grand temps, etc. » Sur ce point, M. Gingras est plutôt compassionnel que romantique. Il n’a pas la mélancolie des ruines : « l’anachronisme » de la faculté de théologie, ce « vestige d’un passé clérical », est une raison suffisante de « mettre fin » à son existence. C’est la suave formule de l’euthanasie appliquée au domaine universitaire ; mieux vaut finir ça en douceur que de vivre avec 5h de retard sur les cours de M. Gingras.

Le plus curieux, c’est qu’en voulant réfuter l’irréductibilité de la faculté de théologie à la faculté des sciences sociales, M. Gingras la prouve. Il écrit que la science, à partir du XIXe siècle, s’est mise à rejeter « toute explication transcendante comme antiscientifique ». Puis il définit la théologie comme « la science de Dieu ». Autrement dit, la théologie serait une science antiscientifique, ce qui m’apparait une définition assez juste ; et cette singularité suffirait à justifier son autonomie en tant que faculté. Science, elle l’est au sens où elle est une connaissance. Antiscientifique, elle l’est au sens où elle ne s’occupe pas de réalités empiriques (tout comme les mathématiques, la métaphysique, etc.). Les deux termes renvoient à deux acceptions complémentaires du mot « science », la première étant nettement plus ancienne que la seconde. Par cet écart même, la théologie embrasse le temps, embrasse la connaissance et ses limites, – se montre à l’image de son objet.

À y regarder de près, le seul argument de M. Gingras contre la théologie est son dogmatisme. Or, la dogmatique (et encore faudrait-il préciser ce que cela veut dire) n’est qu’une des branches de la théologie, laquelle n’est elle-même qu’une des branches de la faculté de théologie. Cette dernière a-t-elle une place au sein d’une université laïque ? Cela va de soi. « Laïc » ne signifie pas « athée » : la laïcité, qui est non contraignante, relève de la forme, tandis que l’athéisme est de l’ordre du contenu. Est laïque une faculté qui peut admettre des contenus religieux tout en restant elle-même autonome par rapport aux instances religieuses. Or, les rapports entre l’Église et les facultés de théologie n’ont aujourd’hui plus grand-chose à voir avec ce qu’ils étaient au cours de cette période effrayante qu’on appelle la Grande Noirceur. M. Gingras, qui aime bien avoir l’heure juste, devrait le savoir. Mais il faudrait pour cela qu’il mette les pieds dans une faculté de théologie avant que de pointer sa montre avec un geste d’impatience.

Quant à moi, le fait que cette science antiscientifique ait traversé des millénaires, en évoluant et en s’adaptant toujours – y compris à un modèle d’université laïque –, qu’elle se soit enrichie au contact des plus grands esprits de toutes les époques, prouve assez sa valeur et l’importance d’y faire une belle place au sein de nos universités.

Michaël Fortier

Michaël Fortier détient une maitrise en littérature française. Son mémoire porte sur les écrivains catholiques français. Il poursuit des études en droit.