changer
Illustration: Marie-Pier LaRose/La Verbe

Pas besoin de changer pour être parfait

Noël approche. Je le sais parce que, comme chaque année, ma belle-mère m’a dernièrement re-re-re-raconté la fois où mon mari a joué le rôle du petit Jésus à la messe de minuit.

« Peux-tu croire? Il a dormi toute la messe! Assez qu’à la fin, tout le monde croyait que c’était une poupée! Eh bien non, que je leur répondais! C’est mon fils de trois mois! Je n’en reviens pas encore comment il a été bon en petit Jésus. »

Mon mari a décroché un rôle qui le dépassait ce soir-là. Car bien que je le trouve beau comme un dieu, force est de constater que la distance entre lui et son créateur est abyssale…

Changer: remède plutôt qu’atout absolu

Saint Thomas d’Aquin insiste: «L’homme est bien plus près de ne pas être que d’être Dieu.» (Maior est distantia creaturae ad Deum quam entis creati ad non ens) L’homme, comme tout être matériel, n’est pas encore, à son début et, plus que tout autre être matériel, ne sera sans doute jamais ce qu’il est censé être.

Dieu, au contraire, n’est qu’être, sans rien de lui qui ne soit pas! La preuve? L’homme change, c’est son remède au fait de ne pas être encore tout à fait; et Dieu ne change pas : comme rien ne manque à son être, il n’a aucun besoin de remédier à quoi que ce soit qu’il ne serait pas encore.

L’homme est bien plus près de ne pas être que d’être Dieu.

Saint Thomas d’Aquin, De Veritate, q. 2, a. 11, ob. 5

L’immobilité comme preuve de perfection, voyons donc! Ça prend bien une philosophe pour écrire un éloge de l’immobilité, me direz-vous.

Certes, changer fait vraiment mieux que rester statique. On est fier de changer et on aurait honte de ne pas le faire. D’ailleurs, on mesure la perfection des êtres naturels à leur potentiel de changement : mieux vaut une plante qu’une roche, un animal qu’une plante et un homme qu’un animal. Or justement, la plante change davantage que la roche, l’animal que la plante, et l’homme que l’animal.

En changeant, on se hisse à une plus haute perfection.

Mais Dieu ne change pas. Il est immobile. Infiniment plus que la roche! Faut-il le lui reprocher? Cela lui manque-t-il?

Notre chauvinisme

Nous avons besoin de saisir mieux la nature du changement pour voir qu’il ne convient pas à Dieu. Changer est bon, pourvu qu’il fasse se perfectionner. Et se perfectionner, c’est bon, sauf que… ce l’est seulement pour un être imparfait. Comme un remède est bon, mais seulement pour un malade!

En fait, dire Dieu immobile, c’est maladroit, c’est l’insulter un peu, si on l’imagine incapable de changer. Plutôt, il n’en a pas besoin, il a déjà, de toute éternité, sa perfection entière de Dieu.

Immergés dans notre existence de non-êtres qui cherchent à être, nous sommes répugnés par une vie sans changement, qui nous cantonnerait dans notre non-être encore. Aussi plaignons-nous Dieu, qui ne change pas, qui ne peut pas changer.

Avouons-le : c’est pur chauvinisme. Comme celui du poisson qui ne peut imaginer qu’on vive hors de l’eau! Comme celui de l’Italien qui condamne toute pratique culinaire non italienne par 613 interdits, à l’imitation de la loi hébraïque : pas de fromage sur les pâtes aux fruits de mer! Pas d’ananas sur la pizza! Pas de salade dans la même assiette que la viande! Pas d’œufs le matin! Pas de beurre d’arachides sur le pain!

Ainsi en va-t-il du changement dans lequel baigne l’homme. Il ne peut qu’y voir la façon normale d’exister.

Pourtant, pour un être, rien de plus étrange que changer! Les enfants, pas encore blasés, en témoignent. Montrez à votre enfant une photo de vous, bébé. Il n’en croira pas ses yeux. Comment sa mère ou son père auraient-ils pu être des bébés?

Le triple scandale du changement

Objectivement, le changement constitue un véritable scandale. Dès qu’on a joui d’assez de loisir pour réfléchir un peu, pour philosopher, on s’en est scandalisé.

Parménide l’a honni comme une horreur incompatible avec l’être. Héraclite l’a accepté ensuite, au contraire, mais en a multiplié les conséquences extravagantes. «C’est une même chose, déclare-t-il, ce qui vit et ce qui est mort, ce qui est éveillé et ce qui dort, ce qui est jeune et ce qui est vieux.»

Puis son fameux défi: «Tu ne peux te baigner deux fois dans le même fleuve!»  

Qu’est-ce que le même fleuve, de toute façon? Que garde-t-il d’identique dans le temps? Son eau? Elle n’est jamais la même! Son lieu? Enlevez son eau et ce n’est plus un fleuve.

Le mobile, donc ce qui change, a tout l’air de nager dans la contradiction: à la fois il n’existe pas, puisqu’il doit changer pour exister, et il existe, puisque sans exister, il ne pourrait changer.

Pire encore: son changement n’a pas de quoi exister, comme d’ailleurs le temps qui le mesure. Aucune de leurs parties à tous deux n’existe. De tout changement et de tout temps qui le mesure, une partie n’est plus: elle est faite, elle est passée. Et une autre n’est pas encore: elle reste à faire, elle est future. Et entre les deux, le moment présent n’est ni changement, car il faut du temps pour changer, ni temps, car le temps dure, mais pas l’instant présent.

Bon! Aristote est venu à bout de ce scandale apparent. Il a compris que sous cette contra­diction entre ne pas exister encore et finir par exister, il y a un sujet, un mobile qui existe déjà et reste le même sous son changement, une même Laurence d’abord bébé, puis adulte. Mais si l’être mobile surmonte ainsi l’impossible, il reste tout de même au bas de l’échelle de l’être, comme l’ultime défi du créateur: faire être un être qui, d’abord, n’est pas et aura besoin de changer pour être, et qui ne possèdera son être que très précairement, instant après instant.

Ce qui n’est pas le cas pour Dieu, tout au haut de la même échelle d’être, jamais privé de rien de son être. Dieu n’a pas besoin de temps pour exister. Sa vie existe pleinement de toujours à toujours. C’est d’ailleurs ainsi que Boèce définissait l’éternité: «la possession simultanée et parfaite d’une vie qui n’a pas de terme».

Petit conte philosophique de Noël

Mon lecteur se dit: c’est quoi, ça? Un conte philosophique de Noël? C’en est le cadre! Le conte, c’est que Dieu est descendu du haut de l’échelle d’être à la rencontre de la moindre de ses créatures, ce petit non-être qui demande à être. Sans perdre sa nature, qu’il ne peut perdre, il s’est revêtu de la plus infime nature, il s’est fait non-être qui commence à être, dans les pires conditions possibles. Ce qu’il a dû l’aimer, son petit non-être, pour en devenir un dans une crèche, entre un bœuf et un âne!

Dieu, en se faisant homme à Noël, fait preuve d’un amour incommensurable. Tous le reconnaissent en regardant la crèche: «Dieu nous a vraiment aimés pour se faire vulnérable comme un petit enfant!» Un petit enfant qui pleure, qui a froid, qui a besoin de sa maman.

Mais il y a plus encore dans ce mystère. Quand je contemple la crèche, la philosophe en moi demeure stupéfaite: vraiment, Dieu n’a pas retenu son privilège d’être parfait pour entrer ainsi dans le devenir, dans le temps. Il nous a vraiment aimés pour entrer dans l’existence humaine, aussi précaire soit-elle.

Laurence Godin-Tremblay

Laurence termine présentement un doctorat en philosophie. Elle enseigne également au Grand Séminaire de l’Archidiocèse de Montréal. Elle est aussi une épouse et une mère.