©Marie-Pier LaRose

Cartographier l’âme

Michael Egnor est professeur de chirurgie neurologique à Stony Brook University School of Medicine. Ce texte a d’abord été publié en ligne dans la revue américaine First Things sous le titre «A Map of The Soul» (2017) et a été traduit de l’anglais par James Langlois.

Pour consulter la version numérique de l’article original: https://www.firstthings.com/web-exclusives/2017/06/a-map-of-the-soul

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«Docteur, quel est ce bruit?»

La voix m’a surpris. J’étais en train d’opérer une femme ayant une tumeur située près de la région du cerveau responsable du langage. Je devais retirer une bonne partie de son lobe frontal afin d’enlever la masse. Puisqu’il fallait qu’elle soit réveillée pour que je puisse circonscrire le secteur touché avec la sonde électrique, je l’ai opérée sous l’effet d’un sédatif doux et local; le cerveau lui-même est insensible à la douleur.

Il m’aura fallu un moment pour réaliser que c’était ma patiente qui me parlait d’en dessous des draps chirurgicaux, et non une infirmière. «C’est simplement le bruit des instruments», ai-je rétorqué, pas complètement sincère. Le son provenait surtout de son lobe frontal qui allait de mon aspirateur au récipient.

— C’est bruyant, me dit-elle avec un petit rire nerveux dû à l’anesthésie. Comment va l’opération?

— Bien. Tout va bien. Comment vous sentez-vous?

— Plutôt bien. Un peu endormie. Ça ne fait pas mal.

Nous bavardions pendant que je travaillais. Elle était somnolente, mais assez cohérente. Elle s’est bien rétablie. Sa tumeur était bénigne et son pronostic s’avérait plutôt bon.

Le cerveau dirige-t-il l’esprit?

Francis Crick, neuroscientifique et codécouvreur de la structure hélicoïdale de l’ADN, soutenait l’idée répandue que l’esprit est un produit des structures matérielles: «Les activités mentales d’une personne sont entièrement causées par le comportement des cellules nerveuses, des cellules gliales, des atomes, ions et molécules qui les constituent et les influencent.»

Si c’était vrai, comment serait-il possible, alors, de converser avec une personne pendant que vous retirez une grande partie du cerveau qui soutient sa pensée et son raisonnement?

Je suis un neuroscientifique et un professeur de neurochirurgie. La question des relations entre le cerveau et l’esprit me hante. Les neurochirurgiens modifient des cerveaux sur une base régulière, et ce que nous constatons ne s’arrime pas avec la vision assez commune selon laquelle le cerveau dirigerait l’esprit tel un ordinateur exécutant un logiciel.

J’ai une multitude de patients à qui il manque une grande partie de leur cerveau et qui ont toujours un esprit sain. Une de mes patientes est née avec seulement le tiers de son cerveau. Elle est une jeune fille normale, qui va à l’école secondaire et qui raffole de jouer au soccer. Un autre patient, à qui il manque une portion similaire de circuits neurologiques, est un musicien accompli ayant une maitrise en langue anglaise.

Comment cela se peut-il? Ce n’est qu’en lisant Thomas d’Aquin que j’ai commencé à comprendre.

Un précurseur de la neuroscience moderne

Thomas d’Aquin a commencé par s’appuyer sur un penseur antique. Ainsi, suivant Aristote, il a postulé que l’âme humaine avait trois sortes de capacités.

D’abord les végétatives, qui servent les fonctions physiologiques comme le rythme cardiaque, la respiration et le métabolisme. Puis les sensitives, telles que la sensation, la perception, la mémoire, l’appétit sensible et la locomotion. Ces deux niveaux de capacités sont causés par la matière d’une manière purement physique.

Or, l’âme humaine a aussi une intelligence et une volonté, des capacités d’une tout autre espèce.

L’intelligence et la volonté sont donc des capacités immatérielles.

Avec notre intelligence, nous pouvons penser des concepts universels comme la miséricorde, la justice et les mathématiques abstraites. Avec notre volonté, nous pouvons agir selon des principes abstraits. Thomas d’Aquin déduisait donc que, parce que réfléchir avec des concepts abstraits exige que les idées soient détachées de leurs référents concrets, l’intelligence ne pouvait être une chose matérielle. L’intelligence et la volonté sont donc des capacités d’un troisième type: les capacités immatérielles.

Le religieux dominicain a enseigné que les capacités immatérielles de l’âme sont seulement facilitées par la matière – la corrélation entre les deux étant ténue –, mais non pas causées par elle. Son intuition laissait présager certaines découvertes de la neuroscience moderne.

Au début du 20e siècle, le neurochirurgien Wilder Penfield, un pionnier dans la recherche sur les traumatismes cérébraux, a noté que, lorsqu’il stimulait le cerveau de patients éveillés, il n’était jamais en mesure de stimuler l’esprit lui-même (le sens du «je»), mais seulement des sensations, des perceptions, des mouvements et des souvenirs fragmentés. Notre identité fondamentale ne peut donc pas être sollicitée ou altérée par des stimulations physiques du cerveau.

En outre, Penfield a observé que des décharges électriques spontanées dans le cerveau produisaient des sensations, des mouvements et même des émotions involontaires, mais jamais de raisonnements abstraits ou de calculs. Il n’existe pas d’«attaque de calcul différentiel» ni de crise épileptique « morale» durant lesquelles les patients parviendraient,spontanément, à calculer une dérivée seconde ou à réfléchir sur la miséricorde.

Des observations similaires nous proviennent de Roger Sperry et de ses célèbres études sur des patients qui avaient subi une chirurgie pour déconnecter les hémisphères de leur cerveau. Ces opérations avaient été entreprises afin de prévenir des crises épileptiques.

Après l’opération, les patients éprouvaient des changements particuliers dans leurs perceptions et leurs comportements, mais maintenaient l’unité de leur identité personnelle, c’est-à-dire une intelligence et une volonté unifiées. Ces changements découverts par Perry dans sa recherche (pour laquelle il a reçu un prix Nobel) étaient à ce point subtils qu’ils passaient inaperçus dans la vie quotidienne.

Au cours de la dernière décennie, le chercheur britannique Adrian Owen, en utilisant l’imagerie à résonance magnétique, a découvert que certains patients, présentant pourtant des dommages si importants au cerveau qu’ils sont considérés comme étant dans un état végétatif permanent, étaient en fait capables de raisonnements sophistiqués. Les images du cerveau de ces patients «comateux» montraient que, en réponse aux questions d’un interrogateur, ils étaient en train de réfléchir et d’imaginer.

Au-delà de la matière

La femme sur la table d’opération, qui me parlait tandis que je retirais son lobe frontal, avait les capacités à la fois matérielles et immatérielles de l’esprit. Les fonctions supérieures de notre cerveau défient une cartographie précise de nos circuits neurologiques parce qu’elles ne sont pas générées par ceux-ci, contrairement aux fonctions inférieures du cerveau.

Le matérialisme, la vision selon laquelle la matière est tout ce qui existe, est une prémisse dominante de la pensée contemporaine sur ce qu’est un être humain. Pourtant, les preuves récoltées en laboratoires, en salles d’opération et lors d’expériences cliniques pointent vers une autre conclusion, nettement moins à la mode: l’être humain embrasse une réalité à la fois matérielle et immatérielle.

Nous pouvons faire une meilleure science – et une meilleure médecine – lorsque nous reconnaissons que les êtres humains ont des habiletés qui transcendent les explications réductionnistes du matérialisme. Dans ce siècle d’avancées sans précédent dans les recherches sur le cerveau, il est remarquable que l’une des intuitions les plus sérieuses émerge d’un paradigme ancien: la carte de l’âme dressée par Thomas d’Aquin.

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[NDLR: Ce texte est extrait du numéro d’automne 2017 de la revue Le Verbe. La version numérique de ce numéro est disponible gratuitement ici. Pour vous abonner ou pour nous soutenir, cliquez ici.]

James Langlois

James Langlois est diplômé en sciences de l’éducation et a aussi étudié la philosophie et la théologie. Curieux et autodidacte, chroniqueur infatigable pour les balados du Verbe médias depuis son arrivée en 2016, il se consacre aussi de plus en plus aux grands reportages pour les pages de nos magazines.