Illustration: Fotolia
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Après Kant, le déluge

Au Québec, on le sait, on trouve toujours que l’été a passé trop vite. C’est d’autant plus vrai si l’on considère l’immensité de la matière à assimiler si nous désirions nous atteler à la vision écologique du pape François telle que présentée dans son encyclique Laudato si’.

De la même manière qu’Evangelii Gaudium peut-être considérée comme le programme pastoral du pape argentin, Loué sois-tu Seigneur pourrait très facilement être qualifiée de programme « séculier » en ce sens qu’elle est destinée à tous les hommes et femmes de bonne volonté.

Comme j’en faisais mention dans mon article précédent, ce haut document magistériel est sans aucun doute le plus « révolutionnaire » (no 114) qui ait été publié cette année. En effet, le mot « révolution » signifie, au sens large, renversement de perspective (politique, économique, etc.).

C’est littéralement ce qui se trouve dans ce texte et à un niveau beaucoup plus déroutant que ce que l’on ne peut imaginer…

Rejet du projet philosophique moderne

Lorsque j’ai fait mon bac en philosophie, je me suis vite rendu compte qu’à l’étude éparse des philosophes et doctrines se trouvait, à deux exceptions près, un fil conducteur: la philosophie officielle suit une évolution dans laquelle Emmanuel Kant est un point de non-retour.

À toutes mes questions sur l’ordre présent dans l’univers et les beautés qui s’y trouvent, je recevais une réponse unanime de mes professeurs: « Depuis Kant on ne peut prétendre connaitre l’être en tant qu’être (noumen) » Et ils ajoutaient souvent: « il faut être humble et se contenter de décrire des phénomènes sans porter de jugement sur l’existence des choses en elles-mêmes ».

Je me rendais déjà compte à l’époque que cette dictature sournoise (et qui n’a fait qu’empirer) était une des raisons majeures pour laquelle les gens voient en général la philosophie comme « du pelletage de nuages ». Ce n’était pas que les philosophes grecs étaient ignorés, mais plutôt qu’on nous faisait clairement comprendre que l’étude de ceux-ci ne devait plus influencer notre mode de vie d’aujourd’hui les réduisant ainsi à de simples statues de musée.

Si nous voulions participer au débat philosophique universitaire officiel, nous devions absolument nous inscrire dans la ligne de pensée moderne qui, « depuis Kant », n’accepte plus que notre perception de l’ordre du monde (logos) soit réelle et qu’on puisse s’en inspirer. Cette atmosphère intellectuelle, bien qu’on puisse la détecter facilement dans un cours de philosophie, est présente de manière implicite à tous les niveaux des sociétés occidentales (éducation, économie, art, etc.).

Une liberté sans limites ?

Ce dictat de ne pas pouvoir connaitre la réalité, de faire comme si de rien n’était et de s’en laver les mains, c’est ce à quoi le pape François s’attaque dans son encyclique Laudato si’. En effet, citant (no 69) la Conférence épiscopale d’Allemagne (patrie de notre cher Kant) qui affirme: « qu’on pourrait parler de priorité de l’être sur le fait d’être utile », François montre bien que la crise écologique est causée par ce dogme de la philosophie moderne.

Sans possibilité de connaitre l’être en soi des choses qui nous entourent, il ne nous reste que les impressions que ces dernières peuvent avoir sur nous.

Ainsi, nous devenons le centre d’où l’existence des êtres qui nous entourent tire leur raison de vivre. En d’autres termes, tout tire sa valeur de son utilité pour l’homme. On voit aussi clairement comment la ligne devient mince pour qu’en résulte la domination des uns sur les autres.

Bien que Kant lui-même n’ait jamais accepté toutes les conséquences pratiques de sa théorie de la connaissance et ait dû ajouter, comme un deuxième coup de marteau, son « impératif catégorique » pour freiner le jeu, on voit comment sa philosophie a mené à l’état actuel des choses.

Comme l’affirme François :

Toutes [les crises], au fond, sont dues au même mal, c’est-à-dire à l’idée qu’il n’existe pas de vérités indiscutables qui guident nos vies, et donc que la liberté humaine n’a pas de limites […] que l’homme a aussi une nature » (no 6).

Cette « grande démesure anthropocentrique » (no 116) de la modernité tant décriée par le pape François invite donc à un retournement de sens à ce point radical qu’il nous présente comme seule option un retour à la philosophie classique telle que celle d’Aristote. La grande tradition scolastique nous en offre la formulation moderne jusqu’à nos jours.

Nous devrons reprendre le flambeau des Gilson, des Maritain et des De Koninck de ce monde et reformuler pour notre temps une philosophie de l’être apte à faire comprendre à nos contemporains la beauté de l’ordre qui nous entoure et qui nous constitue.


Francis Denis

Francis Denis a étudié la philosophie et la théologie à l’Université Laval et à l'Université pontificale de la Sainte Croix à Rome. Il est réalisateur et vidéo-journaliste indépendant.