Photo: Pixabay - CC.
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À côté de nos pompes (ou la fragile impression d’exister)

L’ouverture d’une boutique de sport a fait couler beaucoup d’encre cette semaine. Alors que tous les marchands se préparaient au délire du vendredi fou, d’autres célébraient en grande pompe (et en grandes pompes!), en plein centre-ville de Montréal, l’ouverture de leur lieu de culte au Mammon de la consommation.

Tout semblait parfait. On s’imagine l’énergie mise par les boites de com et autres spécialistes pour donner un peu de sens au vide existentiel. Une chose leur avait pourtant échappé : la rue Sainte-Catherine n’est pas une chaine YouTube et Montréal n’est pas qu’un statut Facebook.

La virtualisation du monde n’étant pas encore accomplie (espérons qu’elle ne le sera jamais), négliger le réel peut encore avoir des conséquences commerciales néfastes.

Par contre, le débat qui a suivi, comme bien souvent, a raté sa cible. En effet, l’embarras ne se situe pas tant dans l’irrespect anecdotique d’un représentant de l’inculture du Nouveau Monde, mais plutôt dans le décalage entre l’indignation et son véritable objet.

Le problème n’est pas tant l’impérialisme anglo-saxon, existant depuis longtemps – et lui-même concurrencé par la croissance hispanophone en Amérique du Nord – que la faiblesse française en Amérique. Cet incident et son écho médiatique cristallisent un problème plus profond, celui de sa fragilité constitutive.

D’où vient donc cette émotivité qui ne camoufle qu’à moitié une méfiance existentielle, une peur de disparaitre?

Un lien sacré

Durant la Révolution tranquille, beaucoup de ceux que l’on appelait nouvellement les « Québécois » se sont crus surs d’eux-mêmes, confiants en leur capacité d’être autonomes et de s’émanciper par leur propre force de tout ce qui était perçu, à l’époque, comme aliénant. De cet orgueil a découlé le rejet de la religion par la plupart des catholiques, et ainsi, c’est ce que je tenterai de démontrer, la diminution graduelle du fait français en Amérique.

Jusqu’à cette époque, on croyait fermement que langue française et foi allaient de pair; qu’elles étaient protectrices l’une de l’autre dans « une sorte d’union mystique »*. Pendant et après la Révolution tranquille, on a fortement relativisé cette croyance. Par exemple, dans un texte cité par le Conseil de la langue française, le père dominicain Benoît Lacroix répondait négativement à la question : « le lien entre la foi traditionnelle du peuple canadien-français, en l’occurrence la foi catholique, et sa langue, la langue française, est-il un lien nécessaire et sacré ? »

Mettant entre parenthèses la discutable adéquation entre la nécessité et la sacralité que semble faire le père Lacroix, il est néanmoins important de faire les distinctions appropriées avant de conclure.

L’Église catholique est, dans son ensemble, la plus multiculturelle des institutions.

Comme le note avec raison le père Lacroix, l’Église catholique est, dans son ensemble, la plus multiculturelle des institutions. À côté d’elle, le Canada de Justin Trudeau n’est, en réalité, qu’une pâle et terne copie de multiculturalisme.

Comment donc l’Église au Québec pourrait-elle privilégier une langue sur une autre ? Comment pourrait-elle soustraire sa voie universelle à la particularité culturelle d’un peuple ? La critique est justifiée, mais fait abstraction de la logique de la Révélation et de l’Incarnation.

Du particulier à l’universel

La Révélation judéo-chrétienne est universelle et ne fait pas acception de personne. Toutefois, elle ne nous a pas été transmise du Ciel d’une manière abstraite. Au contraire, l’ensemble de la Révélation a été adressé aux humains par des hommes et des femmes concrets. Dieu aime faire participer ses enfants, non seulement à la Création comme telle, mais également à la Révélation.

Autrement dit, Dieu aime les médiations puisqu’il s’est révélé en plénitude en s’incarnant, en utilisant lui-même des médiations. Il a assumé un corps humain masculin, de culture juive, dans une époque et une langue bien déterminées. Jésus ne parlait pas l’espéranto ! Il aurait pu faire autrement, mais telle a été sa décision. Il ne faut donc pas confondre sélection et exclusion.

Faire abstraction des particularités et des modalités de la transmission de la foi chez un peuple implique le refus de la logique de la Révélation.

Cette logique de la Révélation vaut aussi pour la transmission de la vie dans le Christ que l’on nomme évangélisation. Comme le Christ parlait araméen, l’annonce de la Bonne nouvelle doit tenir compte des langues, mais également des souffrances et sensibilités des peuples auxquels elle s’adresse.

Pour nous, habitants du Québec, la foi et notre présence concrète sur ce continent sont intimement liées à la Fille ainée de l’Église (la France) et à sa langue. Cela aurait pu être autrement, mais telle est la réalité et, donc, le choix de la Providence. Faire abstraction des particularités concrètes et des modalités de la transmission de la foi chez un peuple implique le refus de la logique de la Révélation.

Mondialisation évangélique

L’Évangile ne devrait-il pas être culturellement neutre et transmis sans égards aux particularités des hommes auxquels il s’adresse ? Tous les efforts d’inculturation depuis Vatican II et d’adaptation des missionnaires de tout temps auraient-ils été vains ?

Au contraire, comme cela a été le cas par l’invention du syllabaire inuktitut par les missionnaires ou toute traduction de la Bible, l’Église a le devoir évangélique de promouvoir les particularités linguistiques et de se mettre à leur défense lorsque le besoin s’en fait sentir.

Sans tomber dans les excès de l’idéologie clériconationaliste, l’implication historique de l’Église au Québec dans ce combat était donc légitime.

Ainsi, bien que cela soit théologiquement approximatif, on peut dire que la langue française et la foi catholique sont pour le Québec mystiquement liées ; d’où l’affaiblissement simultané de l’un et de l’autre. Comment peut-on ne pas voir de lien entre les tentatives de retrait du crucifix à l’Assemblée nationale et la diminution du fait français au Québec?

« Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes » disait Bossuet. Cette citation me semble expliquer tant l’incohérence des réactions politiques que l’incapacité à trouver des solutions adéquates. S’indigner devant une anecdote commerciale peut éventuellement nous donner l’impression d’exister. En réalité, elle ne règle rien.

La foi et la langue française continueront de porter du fruit ensemble ou séparément partout dans le monde. Cependant, au Québec, l’une et l’autre ont leurs destins liés inexorablement.

Si la culture et le peuple québécois périclitent, la désertion des églises n’est certes pas étrangère à ce phénomène. De telle sorte qu’un retour à la vraie piété pourra revigorer notre fierté collective, non plus en réaction face au monde qui change, mais en création, c’est-à-dire en puisant et en actualisant toutes les potentialités présentes dans ce mariage entre la foi catholique et notre culture française.

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Note :

* Lionel GROULX, Le français au Canada, Paris, Delagrave, 1932, p. 227.

Francis Denis

Francis Denis a étudié la philosophie et la théologie à l’Université Laval et à l'Université pontificale de la Sainte Croix à Rome. Il est réalisateur et vidéo-journaliste indépendant.