Jacques Nadeau, le réputé photojournaliste du Devoir, vient de publier Vénérables, son huitième livre-de-bonheur-pour-les-yeux-et-pour-l’âme. L’homme est certes à la retraite depuis quelques années, mais il n’a pas déposé son appareil photo pour autant. Il cherche toujours à mettre en images sa fascination pour les personnes, qu’elles soient ordinaires ou extraordinaires.
Jacques Nadeau avoue qu’il n’aurait jamais été capable de faire ce genre de livre avant. « J’ai toujours fait des semaines de 100 heures ! J’allais vite, vite, vite, comme je te parle vite, vite, vite ! Ça m’a pris deux ans pour faire ce livre. Le plus difficile, c’était de convaincre ces âmes vénérables d’acquiescer à ma demande. Elles ont toutes plus de 80 ans, et, tu sais, à cet âge-là, tu n’es pas juste vénérable, tu es vulnérable. Tu ne sais jamais comment ça va aller le lendemain, et ça les faisait hésiter beaucoup à me recevoir chez elles. »
Le photographe a rencontré 80 personnes âgées de 80 à 104 ans. Après s’être intéressé aux jeunes dans Carré rouge ― Le ras-le-bol du Québec en 153 photos, il projette son objectif du côté des vieux. Qu’ont-ils à nous partager que nous n’ayons déjà ? Leur espérance.
« Ils témoignent de leur vie pour donner confiance à notre génération et à toutes celles qui suivent. On vit dans une époque d’anxiété généralisée. Les jeunes sont anxieux pour tout. Eux, les vieux, ce qu’ils disent, c’est de vivre à fond et d’arrêter d’avoir peur. Que la vie, c’est maintenant qu’elle se vit, et qu’elle est belle. »
Au pays des géants
Il a fallu bien de la persuasion pour convaincre Kim Yaroshevskaya, dit Fanfreluche, qui vient de célébrer son 101e anniversaire de naissance. Cette rencontre l’a profondément bouleversé. « Mieux ! Je suis tombé en amour ! Je suis resté avec Kim pendant une heure et demie. À la fin, j’ai eu droit à un conte. Je ne me souviens même plus de l’histoire… Je pleurais trop… Je pleurais et je prenais des photos en même temps. J’écoutais Fanfreluche, celle qui avait bercé mon enfance, et des milliers d’autres avec moi. »
Ce dont se souvient Jacques, c’est qu’à travers ce conte, il y avait le message que toute personne devrait entendre : vous avez le droit de rêver ! C’est un message qu’on n’entend plus de nos jours, selon lui.
Sa rencontre avec le géant du cinéma québécois, Fernand Dansereau, maintenant âgé de 96 ans, l’a rassuré sur sa propre vie, son propre avenir. « Le thrill que j’ai eu avec ce gars-là ! Quand je suis arrivé, je voyais bien que je l’embêtais. Il n’avait pas envie d’être photographié. Il était contrarié. Il y a beaucoup de choses qu’il n’est plus capable de faire, et ça, m’a-t-il avoué, il a bien de la difficulté à l’accepter. Je l’écoutais et puis j’ai vu les pommiers dans sa cour. J’ai bondi et je lui ai demandé s’il voulait qu’on aille se promener dehors. Dans le livre, il y a deux photos de lui dans le verger… juste sublimes ! »
Pour Jacques Nadeau, le but de ce livre est de montrer la vénérable vulnérabilité de la vie. Le temps de la vieillesse en est un qui devrait nous inspirer, qu’on devrait célébrer, mais qu’on assombrit sans cesse avec la peur et la maladie dans l’espace médiatique. « Ils sont tous plissés, courbés, mais, en dedans, il y a une force que les jeunes générations n’ont pas. C’est une force qu’on reçoit avec le temps, la sagesse, la souffrance même ! Je crois sincèrement que ce sont les vieilles personnes qui font l’équilibre dans nos vies. En les observant, en les écoutant, j’ai compris que le cerveau évolue et monte d’un stade quand on vieillit, tandis que nos corps diminuent. »
C’est peut-être comme dire que c’est quand on est faible, finalement, qu’une force, en nous, peut alors prendre sa place et rayonner tout autour ? Une nouveauté vieille de 2000 ans, si l’on en croit un certain Paul : « Car, lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort. » (2 Cor 10:12)
Regarder l’intérieur
À 17 ans, Jacques Nadeau quitte la basse-ville de Québec pour San Francisco parce qu’il ne sait pas quoi faire de sa vie. Ni intellectuel ni manuel, il rêve tout simplement de voir de nouveaux visages et d’entendre de nouvelles langues. Après deux semaines à observer les gens, il achète un appareil photo — il n’y connaissait absolument rien — et écrit un texte que Le Soleil de Québec achète, ravi. C’est ainsi que tout a commencé.
Pendant 50 ans, son métier, c’est d’observer les gens et de se taire. « C’est l’intérieur de la personne qui m’intéresse. Pour voir cette dimension, il faut savoir regarder. C’était l’intérieur de René Lévesque qui m’a fasciné, plus jeune. Je l’observais. Il avait une énergie incroyable. Une fois en voyage avec lui vers New York, alors que je venais tout juste de perdre ma mère, il a vu que j’étais triste. Il s’est planté devant moi, m’a regardé, et j’ai vu, l’espace d’un moment, ce qui se passait au-dedans de lui… »
Il y a de la magie chez certaines personnes âgées. Quelque chose de particulier. C’est ce que Jacques Nadeau a voulu révéler. Après chaque rencontre, il sentait émerger en lui comme un nouvel homme. « Je me sentais super bien, chaque fois. Je ne sais pas pourquoi. Les mots me manquent. L’être humain est beaucoup plus fascinant qu’on pense. Et il l’est jusqu’à la fin. Quand on parvient à mettre de côté notre premier regard, celui qui ne regarde que l’extérieur, le corps défraichi, plissé, ratatiné, on arrive, alors, à voir quelque chose d’autre, quelque chose qu’on intuitionnait, mais qu’on n’arrivait pas à nommer. » Peut-être aussi comme ce cliché de Jacques Côté, moine de l’Abbaye de Saint-Benoît-du-Lac, âgé de 88 ans, croqué sur le vif, qui ressemble à un gamin de 8 ans jouant à photographier le photographe.
Les vieux de Jacques Nadeau ont écrit un mot, une réflexion, pour tous ceux et celles qui parcourront les pages de Vénérables. Des photographies, mais aussi une parole qui invite à la contemplation, voire à la méditation. Vénérables sont aussi toutes ces traces que laisse la vie sur nos visages, nos corps, nos esprits et nos âmes. Hommage à la vie de ces vieux, et à la nôtre aussi, laquelle, comme toutes les autres, finira bien par finir. Ici-bas en tout cas.
Photos : Avec l’aimable collaboration de Jacques Nadeau