Sébastien Thibault

Sohrab Ahmari : contre la tyrannie du profit

Journaliste états-unien d’origine iranienne, converti au catholicisme à l’âge adulte, Sohrab Ahmari est fondateur et rédacteur du magazine Compact. Auteur de plusieurs ouvrages, il publiait récemment chez Salvator Tyrannie and Co. Les grandes entreprises contre la liberté (2024), un plaidoyer en faveur de la primauté du bien commun contre la domination des intérêts particuliers. Rencontre avec un penseur inclassable.

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On ne met pas comme un veut la main sur Sohrab Ahmari. Multipliant les engagements, les publications et les prises de paroles de part et d’autre de ce que nos amis les Anglais appellent le Pond, le rédacteur de Compact avance au rythme d’une voiture de sport sur une route de campagne déserte. Devant ce collaborateur auprès de plusieurs périodiques à gauche, à droite, les sceptiques sont plus confondus que le chevreuil devant les phares qui approchent.

Après des études de droit, l’immigrant iranien de première génération entreprend une carrière journalistique. Proche des milieux conservateurs, il travaille notamment au Wall Street Journal à New York, puis à Londres. Élevé dans la foi musulmane, il finit par devenir athée. En 2016, il expérimente une très publique conversion à la foi catholique. Il ne sera plus jamais le même.

Tirant les pleines conclusions de sa conversion, Ahmari connait une transformation intellectuelle qui accompagne sa mue spirituelle. Assez rapidement, il rompt avec le conservatisme états-unien traditionnel, profondément lié aux intérêts de classe de la grande entreprise. Il fait alors surface parmi un archipel de penseurs anglo-saxons déterminés à développer une politique informée par les principes de justice et de paix proposés par l’Église catholique. « Le but de la communauté politique est d’assurer le bien commun du tout, plutôt que de maximiser l’autonomie individuelle », soutient-il en entrevue avec Le Verbe.

Visite guidée

tyrannie

Le dernier bouquin de Sohrab Ahmari, Tyrannie and Co., suscite ainsi les louanges d’une gauche circonspecte. L’une des forces principales de l’ouvrage se trouve dans l’enquête journalistique raffinée à laquelle l’auteur s’est adonné. D’un chapitre à l’autre, Ahmari nous emmène dans une visite guidée de la firme états-unienne contemporaine. À chaque arrêt, les turpitudes comptables, financières et juridiques de la grande entreprise sont exposées avec précision et élan. Ce faisant, l’auteur cherche à mettre au centre du débat public les questions économiques, souvent déclassées par des enjeux dits « culturels » : « C’est une réalité déprimante. Une bonne partie de la droite est devenue obsédée par la guerre culturelle. Je pense que les enjeux culturels sont importants, mais ils sont souvent liés intimement aux enjeux économiques et matériels », explique-t-il.

La même habileté narrative qui anime Ahmari dans le dévoilement du vice marchand dans tout ce qu’il a de plus formidable est exploitée pour faire découvrir au lecteur le trésor caché de la doctrine sociale de l’Église. Le temps d’un paragraphe, l’auteur convainc efficacement son lecteur qu’il est en train de lire un extrait de Karl Marx, avant de lui dévoiler qu’il s’agit en fait du fruit du labeur d’un pape.

La supercherie surprend et amuse, quitte à faire transpirer une bourgeoisie catholique qui vote «du bon bord». Ahmari cherche ainsi à chatouiller la sensibilité des milieux catholiques conservateurs états-uniens, qu’il accuse d’ignorer l’enseignement de l’Église sur la justice sociale et économique. « Bien des catholiques – les riches, disons-le franchement! – ont réussi à se convaincre que les enseignements de l’Église sur des questions comme l’avortement, l’euthanasie et la contraception sont absolus, alors que ses enseignements sur l’économie politique seraient “optionnels”. » Cette posture, Ahmari la rejette radicalement.

Pouvoir de contraindre

Pour bien comprendre la réalité économique de la société états-unienne contemporaine – et aussi plus largement occidentale –, soutient Ahmari, il faut l’observer à la lumière de cette catégorie d’analyse politique ici surannée, là galvaudée : la tyrannie. En se fondant sur la philosophie politique classique, celle des Grecs et en particulier d’Aristote, Ahmari se propose de nous rappeler une vérité toute simple : « Suivant la définition aristotélicienne classique, une tyrannie est un gouvernement qui pratique la coercition pour le bénéfice privé du dirigeant, plutôt que pour le bien du tout social. Nous pouvons utiliser cette définition pour comprendre le pouvoir exercé par de puissants acteurs du marché dans nos sociétés apparemment démocratiques. »

Il poursuit: « Ils nous gouvernent vraiment. Nous sommes drapés de coercition dans nos vies comme travailleurs et comme consommateurs, que ce soient les contrats de travail massivement déséquilibrés, le pouvoir de l’industrie financière de déterminer la forme que prend l’économie réelle ou la croissance de l’arbitrage privé et des clauses de non-divulgation visant à empêcher les travailleurs de s’exprimer ou de recourir au système de justice traditionnel. Cette coercition est très souvent purement à l’avantage des mieux nantis. D’où la tyrannie. »

« Les relations de production capitalistes ne poussent pas naturellement dans les arbres. »

Lorsque les acteurs politiques refusent de reconnaitre que le pouvoir s’exerce aussi – certains diront « surtout » – dans la vie économique, ils le font en argumentant qu’il s’agit là d’un secteur privé dont l’expérience et la réalité sont séparées du secteur public. Il n’y a, pour ainsi dire, rien à faire.

Ahmari soutient que cette distinction est factice : « Du point de vue de l’histoire économique, avance-t-il, nous savons que la société de marché elle-même est apparue comme la conséquence d’une coercition d’État massive. Les relations de production capitalistes ne poussent pas naturellement dans les arbres. De nos jours, tous les éléments de l’économie de marché sont soutenus par des lois régissant les contrats, les faillites, etc. Lorsque le gouvernement choisit de ne pas réguler, il s’agit d’une forme de régulation. Si le gouvernement ne régit pas les relations de travail ou les relations avec les consommateurs, le pouvoir de règlementer et de contraindre ne disparait pas. Il est simplement distribué parmi des acteurs privés, typiquement à la faveur des plus puissants. »

Statu quo post bellum

Pour l’auteur, nous devons renouer avec les meilleurs éléments des traditions sociale et chrétienne-démocrate, qui ont fait les beaux jours de l’après-guerre. Ce sont les Trentes Glorieuses en Europe, le New Deal au sud de la frontière. En écoutant parler Sohrab Ahmari, les uns l’accuseront de naïveté, les autres, peut-être, de romantisme. Il restera de glace.

Sans canoniser chaque aspect particulier des politiques publiques propres à cette époque, Ahmari cherche à démontrer qu’en accordant au pouvoir politique une primauté sur les questions économiques, les sociétés occidentales d’alors réalisaient plus surement une certaine forme de justice et de paix sociale que celles d’aujourd’hui: «Ce sont les grands principes économiques sous-tendant le New Deal […] que je veux réhabiliter et renouveler pour notre temps. […] Ils ont été concrétisés par des communautés politiques libérales à un moment particulier de l’histoire, certes, mais les principes eux-mêmes sont transhistoriques

Enfonceur de portes ouvertes

Le journaliste états-unien n’est ni cynique ni pessimiste. La tyrannie qu’il s’affaire à critiquer méticuleusement est pour lui en train de s’essouffler, alors que se développe dans nos pays une critique renouvelée de la mondialisation à outrance et de la domination d’une pensée marchande sur le politique, en même temps que renait le souci de construire une économie réelle, qui produit des biens. En témoignent selon lui les perturbations géopolitiques et économiques majeures des dernières années, à commencer par la détérioration des rapports entre la Chine et les pays occidentaux.

« Je sens que j’enfonce une porte à moitié ouverte », m’explique-t-il.

Illustration : Sébastien Thibault

Benjamin Boivin

Diplômé en science politique, en relations internationales et en droit international, Benjamin Boivin se passionne pour les enjeux de société au carrefour de la politique et de la religion. Toujours prêt à débattre des grandes questions de notre époque, il assume le rôle de chef de pupitre pour les magazines imprimés au Verbe médias.