Photo : Marie Laliberté

Rencontre avec Jourdan Thibodeaux : la culture, c’est plus qu’un bol de gombo

Jourdan Thibodeaux est un cowboy louisianais et un chasseur d’alligators — lui vous dirait plutôt qu’il est « vacher » et qu’il chasse le « cocodrie » dans le marais. Ce Cadien [Cajun], qui jouait du violon sur sa galerie pour son petit monde, est devenu, par la force des choses, un ambassadeur de la musique et de la langue française. En tournée chez nous cet automne, il a fait résonner dans notre francophonie les airs et les mots d’une culture qui doit lutter pour exister. Dans une parlure où dansent ensemble une manière de chiac et des accents créoles, Jourdan raconte au Verbe son histoire et la ferveur qui l’anime.

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C’est en compagnie des « Rôdailleurs » — Joel Savoy et Cedric Watson —, des artistes iconiques de la musique cadienne, que Jourdan Thibodeaux débarque en sol canadien-français. Il parcourt avec eux les Maritimes, le Québec puis l’Ontario. Avant son spectacle au Grand Théâtre de Québec, l’homme de 39 ans m’explique qu’aboutir un jour sur la scène n’était pas dans ses plans : « J’ai pas décidé de jouer de la musique pantoute, non !, dit-il dans un éclat de rire. J’ai pas fait mon idée. J’ai commencé à jouer avec mes amis chez nous, on était seulement sur la galerie, et j’étais bon avec ça. »

Un jour, il enregistre un album d’une dizaine de chansons qu’il donne en cadeau à ses deux filles. Il y chante, en français, les anecdotes de leur quotidien à la ferme et dans les marais : « les histoires de ma vie », résume le père de famille et musicien. Joel Savoy, son ami de longue date et l’un des fameux « Rôdailleurs » lui dit : « Tu dois sortir cet album ». Jourdan proteste, l’autre insiste. L’album sort finalement au grand jour. À partir de là, le téléphone se met à sonner, et les demandes de spectacles, à abonder.

Génération perdue

La langue française, le chanteur ne la transmet pas seulement à ses filles à travers la musique. Les petites s’épanouissent au sein d’un foyer où le français est parlé autant que l’anglais. Pour Jourdan, c’est fondamental. Il élabore même une ruse pédagogique : « Quand ma fille a dit queq’ chose en anglais à moi, moi j’ai dit : “Ah, j’peux pas t’comprendre béb, j’parle pas anglais”. Elle a dit : “Oh, ok”. Elle a répété la même chose en français. Et ça a continué comme ça, jusqu’à l’âge de quatre ans. »

Aujourd’hui, ses filles ne sont plus dupes : elles savent bien que leur père parle les deux langues, mais les conversations en français se poursuivent entre eux, parce que cette langue est maintenant partie intégrante de leur identité. Et elles en sont fières.

C’est à cette identité que l’État de la Louisiane s’attaque lorsqu’il décrète, en 1921, que l’anglais est désormais l’unique langue d’usage à l’école. Pour les communautés louisianaises francophones, qui avaient réussi jusqu’alors à conserver et à transmettre la langue de leurs ancêtres acadiens, c’est une politique fatale : « Quand les Américains ont pris le gouvernement, ils ont passé un tas de lois. Et à cause de ça, nos grands-parents étaient bien punis à l’école. Ils étaient fouettés, ils étaient mis à genoux. Si tu pouvais pas demander comment aller aux toilettes en anglais, tu allais debout en avant de la classe et tu allais d’mander, d’mander jusqu’à pisser dans tes culottes. C’était humiliant et à cause de ça nos grands-parents se sont dit : “Je veux pas que mes enfants vivent comme ça”. Puis, la génération de nos parents était après grandir et ils ont dit : “On va juste parler anglais, ça va être plus facile”. C’était comme ça qu’on a perdu la plupart de la langue avec cette génération. »

Néanmoins, même la violence de ces mesures d’assimilation n’empêche pas la grand-mère de Jourdan de parler le français à la maison. Et c’est dans cette maison que le chasseur de « cocodries » grandit.

La musique, courroie de transmission

Mais les dommages sont là : « 50 ans passés, 30 ans passés, c’était pareil comme ici [au Québec]. Tout le monde parlait français, tout le monde. »

– En Louisiane ?

« Mais ouais ! Dans nos communautés, pas dans tout l’État. Mais dans notre territoire, l’Acadiana, tout le monde parlait français. C’est comme 22 paroisses ! Et aujourd’hui, y a un tas de parleurs qui a disparu. C’était tout partout quand j’étais jeune, mais aujourd’hui, y a pas un tas qui reste ! Et avec ça, j’vois aussi les changes dans la culture. Les changements de manières que le monde passe la vie, les manières qu’on a cuit [NDLR : cuisiner] ensemble, qu’on a joué des » tits jeux, qu’on a chanté des vieilles chansons… Aujourd’hui, ce n’est plus comme ça. C’est plus comme les autres Américains. Moi, je crois que la langue et la culture, c’est hand in hand [elles vont de pair] ! »

Puis, Jourdan ajoute une remarque qui a de quoi secouer : « On change. Et ça peut arriver ici [au Québec] aussi. Le monde croit pas, mais ça peut arriver, je veux te dire ! Parce que ça passe vite ; si tu manques seulement une génération… Les vieux, ils vont vieillir, ils vont mourir, et après ça, c’est gone. Et c’est difficile à retrouver une fois que c’est gone. »

Malgré ce bilan douloureux, Jourdan ne jette pas la serviette. Pour lui, la musique s’avère être un moyen efficace pour faire connaitre sa langue et aimer sa culture. De fait, ses chansons transmettent davantage que « le français standard » ou académique : elles donnent accès à la spécificité cadienne, parce qu’elles racontent des histoires dans « des “tites phrases de chez nous », relate-t-il.

Et il y a une soif de ces airs et des histoires qu’ils portent : « C’est bon de voir qu’y a un tas de monde que c’est après résonner avec. L’idée qu’il y a des autres qui peuvent comprendre mes sentiments, l’idée qu’on peut partager queq’ chose, c’est ça qui est grand pour moi. »

Agent de conservation de la culture

À son arrivée au STUDIOTELUS du Grand Théâtre de Québec, Jourdan s’avoue soulagé d’arriver à l’heure : « J’étais nerveux d’être en retard parce qu’on était à la messe à la Notre-Dame [basilique-cathédrale Notre-Dame de Québec]. Et le prêtre m’a connu ! Il m’a approché et m’a dit : “C’est toi, qui viens de la Louisiane, hein ?” J’ai dit “Ouais !” Et il a dit : “J’ai mis des likes sur tes vidéos et toute ça.” J’ai dit : “Merci, Père !” », nous raconte la star de la musique cadienne, dans un émerveillement bon enfant.

Plus tard, au fil de notre conversation, je l’interroge sur la place qu’occupe la foi catholique dans sa culture.

« La culture, c’est tout basé sur l’Église ! Tout qu’on a, c’est tout de l’Église, tous nos holidays… Comme Mardi gras, c’est le jour avant le mercredi des Cendres, le début du Carême. Ah, tout le monde était catholique. Et c’est à cause de ça qu’on est dans le sud de la Louisiane : on a été jetés d’Acadie à cause d’être catholiques ! », s’exclame l’artiste en faisant référence à la Déportation des Acadiens.

Il m’explique que la foi donne aussi un rythme particulier à la vie, qui n’est pas toujours aligné à celui de nos sociétés modernes : « Les dimanches, t’as commencé, t’allais à la messe ; après ça t’allais manger, après ça tu vas veiller : tu vas passer à une maison de quelqu’un — ta cousine, ta grand-mère, n’importe qui. Tu vas souper, passer une soirée et demander : “Comment c’était la semaine ?”, et des choses comme ça. Après ça, tu vas aller back chez toi. Et c’était tous les dimanches comme ça ! Et quand on a commencé courtiser, poursuit-il en tournant le regard vers son épouse, tous les dimanches après-midi, c’était chez sa mère. Mais c’est triste, parce que c’est pas toujours comme ça. Ça existe encore, mais le monde vit trop vite, ils sont trop occupés. C’est comme like : “Oh non, peut-être qu’il y a queq’ chose ici ce dimanche, ou peut-être queq’ chose là-bas.” »

Pour Jourdan, la réponse à ces dilemmes peut simplement être : « Non j’peux pas faire ça, j’ai besoin d’aller à la messe ! »

*

En 2023, Jourdan Thibodeaux sort un album titré La prière. Dans la chanson qui donne son nom à l’album et qui se veut une sorte d’appel à chérir et à protéger sa culture, un couplet scande ceci :

Oh mais quand les vieux sont tous gone
et y’a rien qui reste à vendre
peut-être ils vont voir
les piments suffisent pas

Si les piments ne suffisent pas à fournir à la culture toute sa saveur, il semble que la langue, elle, soit un meilleur pari. Et plus encore que la langue. Dans un monde où les critères d’utilité et d’efficacité semblent écraser les autres besoins de l’âme — comme celui d’appartenir à une communauté distinctive et non à une masse uniformisée —, il semble que la foi et ses rites enjoignent à une lenteur et une gratuité qui s’avèrent peut-être une forme de résistance.

Photos : Marie Laliberté

Anne-Marie Rodrigue

Embauchée à titre de journaliste, Anne-Marie s’émerveille aisément. Diplômée en philosophie, elle est animée par un désir de créer des ponts entre l’univers des grandes questions et la vie bien incarnée de tous les jours.