Marie Tifo
Photo: Louise Leblanc

Marie Tifo : « Jouer Marie de l’Incarnation a été l’expérience la plus satisfaisante de ma vie »

Dans le cadre du 350e anniversaire du décès de Marie de l’Incarnation, l’actrice Marie Tifo remontera sur scène ce samedi 15 octobre, à la chapelle des Ursulines de Québec, pour incarner la cofondatrice de l’Église au Canada. En solo durant 75 minutes, l’actrice québécoise interprètera la pièce La déraison d’amour, écrite par Jean-Daniel Lafond, présentée pour la première fois en 2008. Tenir le rôle d’une sainte mystique peut-il changer une carrière ? C’est ce que Le Verbe a cherché à savoir au cours d’un entretien avec l’actrice de renom.

Le Verbe: Quand Jean-Daniel Lafond vous a initialement proposé de jouer Marie de l’Incarnation dans les années 80, vous avez refusé. Mais vingt plus tard, vous vous sentiez prête à jouer ce personnage. Que s’est-il passé entretemps ?

Marie Tifo: Au début des années 80, je venais de jouer dans le film Les bons débarras, qui avait remporté beaucoup de succès. Jean-Daniel m’avait connue par ce film. Il était intéressé à faire un long-métrage sur Marie de l’Incarnation. Il s’identifiait au personnage parce qu’il venait de quitter son pays pour le Québec.

J’avais 30 ans, ma carrière prenait un envol. Je connaissais Marie de l’Incarnation comme on m’en avait parlé à l’école, mais je ne connaissais pas l’ampleur du personnage. Je n’étais pas vraiment intéressée par ces sujets à ce moment-là.

Je recroise Jean-Daniel en 2006. Il me dit qu’il pense toujours à Marie de l’Incarnation.

Je lui dis que maintenant, j’en ai l’âge, en farce.

On comprend que vous vous êtes lancée dans l’aventure finalement !

Avec la collaboration de l’ONF, l’idée était de travailler avec Jean-Daniel à la recherche et à l’écriture pour un documentaire. On s’est retrouvés chez les Sœurs Grises de Montréal pendant un bon trois mois. Une petite chapelle de rien du tout, toute blanche, une table. On a toujours travaillé avec le côté sacré, je dirais. Ça a aidé à la réflexion, ça a été bénéfique.

À partir des lettres de Marie de l’Incarnation, on a fait un montage de celles qui nous touchaient le plus. Jean-Daniel en a fait une trame dramatique qui a donné le film Folle de Dieu, tourné aux Ursulines à Québec. Ensuite, on s’est dit : « Quelle pièce de théâtre ça ferait ! »

La première a eu lieu au théâtre Le Trident en 2008, à Québec, à l’occasion du 400e de la ville.

On l’a jouée ensuite partout en France, à Milan. Puis j’ai racheté la production pour la jouer partout au Québec. Pendant deux ans, j’ai dû faire une centaine de représentations.

Comment on se prépare à jouer un personnage comme celui de Marie de l’Incarnation ?

Longtemps d’avance. On prend presque un an, parce que c’est un solo et c’est une langue pas facile du tout. C’est un vieux français dont on a un peu arrondi les angles, parce que ce serait inécoutable sinon. On ne dit plus le « roué », mais « le roi » (rires).

On s’est aussi adjoint de la chorégraphe Jocelyne Montpetit pour traduire les nombreux moments d’extases. C’est ce qui décrit le plus Marie de l’Incarnation, grande mystique, même si en dehors de ces mouvements d’âme, elle était très ancrée dans la réalité, comme bâtisseuse et femme d’affaires.

C’était quoi l’extase pour une actrice, jusqu’où aller ? Tu peux bien dire que tu vas l’atteindre, mais il ne faut pas se perdre là-dedans. C’était un défi, quand même.

Pour moi, c’est le plus grand travail que j’ai fait comme actrice, le plus satisfaisant aussi.

Pendant tant de mois, on s’entraine à avoir une émotion au bon moment, mais ça n’arrive pas tous les soirs. Quand ça m’arrive, je vois ça comme un cadeau, comme si j’étais touchée par la grâce. Quand ça vient, il faut le saisir, le canaliser.

Les acteurs, nous sommes comme des interprètes de l’âme. On soupèse les torrents qui nous traversent, tant émotifs que corporels. Il y a tout ça à dompter finalement. Ça veut dire qu’on fait des répétitions par-dessus répétitions pour arriver à ce que le corps et l’esprit se rejoignent et ça, ça a été extraordinaire.

Est-ce qu’il vous est arrivé de vivre des sentiments spirituels en jouant ce rôle ?

Moi, je ne suis pas croyante, mais j’ai vécu comme une quête de soi à travers ce rôle. C’était à la fois une quête de vie, une quête spirituelle qui m’a poussée moi aussi.

Marie de l’Incarnation est une femme en marche, déterminée. En songe, elle a eu une vision du Canada, et à partir de là, son idée était faite. Elle traverse l’océan sur une coquille de noix, arrive toute seule dans le froid, fonde une école, un couvent qui est encore là, 400 ans plus tard. Il n’y avait personne derrière elle. C’est extraordinaire. On est en 1639, quand même ! On se sent bien petite à côté d’une femme comme celle-là.

Pour une actrice, c’est quelque chose de jouer ce personnage. Ça a quelque chose de rassurant, cette recherche de l’esprit, de l’âme, de la paix. Ça correspondait peut-être à là où j’en étais rendue, à ma quête à moi aussi.

Marie de l’Incarnation parle tout le temps de Dieu, c’est son amoureux. Je n’ai pas tant réfléchi sur Dieu que sur la beauté de la relation que Marie avait avec lui. Je suis une amoureuse dans la vie. Que quelqu’un arrive à un tel état, c’est incroyable.

Vous pensez que la figure de Marie de l’Incarnation, qui peut paraitre dépassée à nos yeux, a encore quelque chose dire à nos contemporains de plus en plus farouches à l’égard du phénomène religieux ?

Absolument. Derrière le costume et tous les apparats de la religieuse, il y a le feu d’une femme libérée.

On dit souvent que derrière un grand homme, il y a une grande femme. Mais elle n’était pas derrière un homme, elle était devant. C’est elle qui a tout initié par son désir d’aller au bout d’elle-même. Ça, ça ne vieillira jamais. C’est un personnage qui est d’une jeunesse, d’une vivacité incroyable.

C’est aussi notre première autrice au pays. Elle a écrit magnifiquement des milliers de lettres. Grâce à elle, on a une mine d’informations sur le début de la colonie, c’est une anthropologue incroyable aussi.

Quand elle est arrivée, elle n’a pas essayé de changer les petites Autochtones, elle les a prises comme elles étaient pour travailler avec elles. Elle a appris leur langue, a écrit des dictionnaires français-iroquois, français-algonquin, a traduit des catéchismes.

Si on avait suivi son enseignement, on ne serait pas aujourd’hui pris avec deux sociétés complètement séparées, nous et les Autochtones à l’écart.

Si on avait suivi son enseignement, on ne serait pas aujourd’hui pris avec deux sociétés complètement séparées, nous et les Autochtones à l’écart.

Juste cela, c’est d’un modernisme incroyable.

Vous avez été éduquée par des religieuses et vous avez déjà dit que ça a joué un rôle crucial dans votre parcours. Comment ?

Je ne serais probablement pas actrice si je n’avais pas connu les religieuses du Bon-Pasteur à Chicoutimi.

À la fin des années 60, avec la révolution au Québec sur l’éducation, on a ouvert les portes des couvents, rendu l’éducation accessible à tous.

Comme petite fille d’ouvrier, j’ai eu accès à la culture par le cours classique. En littérature, j’ai découvert Molière, Shakespeare, Tchekhov, de grands auteurs. J’étais une bonne terre, on a mis une petite graine et ça a poussé. J’ai pu développer mon sens artistique. J’en suis très reconnaissante.

Demain, vous allez rejouer Marie de l’Incarnation. Pensez-vous la jouer différemment ?

C’est sûr que maintenant, je l’envisage autrement. J’ai l’âge du personnage quand elle est morte. J’ai la vie derrière moi, je la prends plus simplement.

Au début, la pente était haute. Je voyais ce que j’avais à franchir et je me demandais si je pouvais y arriver. J’étais investie totalement. Je sortais de la représentation vraiment touchée, c’était un gros morceau à avaler, presque tous les soirs. Pendant peut-être deux ans, je me suis retrouvée comblée, mais très fatiguée. Un solo, pour qui que ce soit, c’est une grosse performance.

Mais je l’ai rejouée l’été dernier, à Saint-Joseph-de-la-Rive dans Charlevoix, dans une petite église, et ça a été le plus beau de mes spectacles, ma plus grande réussite. Je n’étais pas dominée par la peur du texte énorme. La lecture dure 1h30 sans arrêt: tu dois être concentrée. Là, j’étais sans crainte et détendue, et c’est ainsi que j’espère être samedi soir.

J’ai juste à livrer aux gens ses paroles à elle, à m’y abandonner. Je me vois plus comme une témoin. Aujourd’hui, c’est ancré en moi. Je la possède, je l’ai tellement jouée.

Certains théologiens travaillent à ce que Marie de l’Incarnation soit docteure de l’Église. Vous en seriez heureuse ?

Je pense que la pensée de cette femme-là est extraordinaire. La Relation de 1654, ce livre qu’elle a écrit, est comme une Bible que je relis. Je me souviens de certains passages. Quand j’ai une petite angoisse avant de m’endormir, je repasse sur ses mots.

Dans ses textes, il y a comme une source infinie. C’est très apaisant et c’est une réflexion sur la vie et la mort. Qu’elle devienne une docteure de l’Église, ça ferait vraiment mon bonheur.

Sarah-Christine Bourihane

Sarah-Christine Bourihane figure parmi les plus anciennes collaboratrices du Verbe médias ! Elle est formée en théologie, en philosophie et en journalisme. En 2024, elle remporte le prix international Père-Jacques-Hamel pour son travail en faveur de la paix et du dialogue.