Photo : Marie Laliberté/Le verbe

Marie-Hélène Parizeau : « La technique n’est pas neutre »

Marie-Hélène Parizeau enseigne la philosophie à l’Université Laval. Pendant quatre ans, elle a présidé la Commission mondiale d’éthique des connaissances scientifiques et des technologies de l’UNESCO. Elle participe activement à la réflexion publique sur l’éthique des sciences et de l’environnement et elle nous a reçus pour discuter des enjeux que soulève notre rapport à la technique.

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Le Verbe : Si vous deviez proposer une définition de la technique, quelle serait-elle ?

Marie-Hélène Parizeau: La technique, c’est une forme de rationalité de type opératoire, qui est plus de l’ordre des moyens que des fins. Avec la notion de technique, il y a aussi, nécessairement, une question d’efficacité. C’est-à-dire que si l’on utilise une technique, c’est généralement pour aller plus vite et mieux, et pour être plus efficace.

Mais il faut faire attention : il y a la technique moderne, et il y a la technique antique, c’est-à-dire la technè, comme dans la tradition grecque. Cette technè, nous dit Aristote, est une imitation de la nature, mais de l’ordre des moyens. Quant à la technique moderne, elle est plutôt associée au processus d’industrialisation et à toute une organisation sociale qui favorise ce qu’on appelle aujourd’hui « l’innovation technologique ».

Dans la technè, il y a aussi une dimension créatrice. C’est ce que les Grecs trouvaient un peu inquiétant: la dimension démiurgique de la technique, ou l’idée de Prométhée, qui a volé le feu. D’où la volonté de limiter, en quelque sorte, la technique de l’ordre des moyens et de ne pas survaloriser la technique par rapport à l’action politique, qui est vraiment le propre de l’homme.

Ce qui est intéressant, c’est qu’on a désormais l’impression que le propre de l’homme, c’est la technique moderne. On est tellement construit à travers la technique moderne, on en est tellement dépendant.

Nous changeons le monde par la technique. Nous change-t-elle en retour ? En vient-elle à transformer la nature humaine ?

C’est une très grande question. Il faut demander : « Qu’est-ce que la nature humaine ? » Ce qui est sûr, c’est qu’on ne peut pas dire que la technique soit neutre. Elle transforme le monde auquel on appartient, elle transforme aussi notre façon de faire et notre façon de penser. Elle a évidemment des impacts extrêmement importants. Alors, est-ce que ça change la nature humaine ? Vous avez des courants transhumanistes ou posthumanistes qui disent : « Oui, il n’y a plus d’humanisme possible, il n’y a plus d’humanité. De toute façon, l’espèce humaine se transforme de manière à être toujours améliorée ».

Transhumanisme et posthumanisme
Le transhumanisme est un courant de pensée qui considère l’être humain moderne comme une phase intermédiaire entre l’ancien humain et un être qui aurait dépassé la condition humaine actuelle, notamment grâce aux nouvelles technologies: le posthumain. Les deux termes pointent vers une forme d’affranchissement des limites comme la maladie, la vieillesse et la mort.

Et puis, à la limite, chez les posthumanistes, il n’y a plus d’espèce humaine, il n’y a que des machines. Vous comprendrez que je ne partage pas du tout cette façon d’analyser la technique.

Souvent, je fais lire à mes étudiants Le Système technicien, de Jacques Ellul. Ça leur permet de mieux comprendre comment la technique moderne est devenue un système : un système qui s’autoalimente, qui devient de plus en plus envahissant, jusqu’à ce qu’il trouve sa propre limite. En quoi est-il envahissant? Prenez l’exemple du téléphone cellulaire. C’est quand même extraordinaire qu’en l’espace de quinze ans, on ne puisse plus s’en passer. Tout est là-dessus. C’est devenu une interface quasiment obligatoire dans les rapports quotidiens entre les personnes et les institutions. C’est maintenant un autre mode de communication, mais aussi un mode d’accaparement de notre attention. Et ça médiatise beaucoup notre rapport au réel.

La pensée de Jacques Ellul est intéressante parce qu’elle montre bien les caractéristiques d’un système technique qui est toujours à la recherche de moyens plus efficaces. Ça vient court-circuiter les relations interpersonnelles au profit du système technique. Ce qu’il faut comprendre, c’est que le système technicien est en quelque sorte venu remplacer des médiations auxquelles nous étions habitués : des médiations politiques, religieuses et sociales. Il y a cet effacement du relationnel au profit de la logique technique, en particulier du numérique.

Ça, c’est un effet du système technicien, qui veut toujours remplacer les opérations techniques plutôt que de faire confiance à l’humain, avec ce qu’il a d’imparfait. Comme si le système technicien ne faisait pas d’erreur.

Or, prenons l’exemple d’une intelligence artificielle comme ChatGPT. Il faut étudier un peu le vocabulaire qui l’accompagne. Les spécialistes disent : « Elle fabule ». Ça, c’est fascinant. L’intelligence artificielle « fabule ». Ça veut dire qu’elle déraille, qu’elle n’est plus logiquement cohérente. C’est comme s’il fallait reconnaitre que la machine commet des erreurs. On remet donc en question tout ce qui a porté l’idéologie de la technique : l’idée qu’elle soit parfaite.

Dans L’Obsolescence de l’homme, Günther Anders montre exactement ça: comment la machine crée la «honte prométhéenne», à travers laquelle l’humain se sent microscopique ou déqualifié par rapport à la machine. On veut toujours ressembler à la machine, être toujours plus parfait. On a internalisé l’idée d’être comme une machine. Mais il faut accepter que l’humain ne soit pas parfait, qu’il fasse des erreurs, qu’il puisse être méchant, impuissant, médiocre. Il est à la fois tout ça et mieux que tout ça.

Vous parlez d’un système qui s’autoalimente. N’y a-t-il pas une forme d’autonomisation de la technique ?

Ça, c’est la thèse de Ellul. Moi, je serais peut-être plus nuancée par rapport à l’autonomie de la technique. Si on la décrit comme quelque chose qui conduit un outil technique à étendre ses potentialités et ses fonctionnalités, oui, il y a une certaine autonomie de la technique. Mais, fondamentalement, cette autonomie est générée par des humains, en vue de finalités souvent économiques. Revenons donc à l’humain et arrêtons de penser que le système fonctionne par lui-même.

« On n’est même pas un instrument de la technique, on est un rouage. Mais vous savez, on est capable de mettre un grain de sable
dans un rouage. »

Dans le numérique, c’est fascinant. On a tout fait pour nous faire croire que le numérique, c’était quelque chose qui est immatériel. Moi, je trouve ça extraordinaire, ce qu’on appelle le cloud. Ça fait partie de la mystification du numérique. On joue sur la honte prométhéenne, sur la perfection de la machine, sur le fait qu’elle est autonome. Mais ça reste humain.

Regardons encore une fois l’intelligence artificielle. Elle est alimentée continuellement par toutes sortes de manipulations humaines pour que le système fonctionne après ça de façon quasi autonome. Les algorithmes, il faut continuellement les entrainer. Comment pensez-vous qu’on les entraine? Ce sont des humains qui sont derrière ça.

Comment qualifiez-vous la ou les idéologies qui sous-tendent notre usage actuel de la technique ?

Il faut penser l’articulation entre la technologie et le capitalisme. On sait que le capitalisme avancé fonctionne par l’innovation technologique. On essaie de convaincre tout le monde que l’innovation technologique, c’est le progrès, que c’est vraiment ça qui est important et que c’est ça qui va nous donner plus de richesse, de bienêtre, de bonheur, de santé, de tout! C’est l’idéologie du consommateur. Aujourd’hui, et avant tout, on n’est plus des citoyens, on est des consommateurs. Et de quoi? De technologies.

Quelles valeurs devraient-elles nous guider dans notre utilisation de la technique ?

Je crois qu’il y a des questions qu’il faut faire remonter à la surface pour que la construction de consensus sociaux autour de certaines valeurs se mette en branle. Ma conviction, c’est que les changements climatiques ne vont que s’accentuer. Ils posent justement la question des choix technologiques. On va probablement être obligé de penser à des valeurs qui vont être beaucoup plus collectives: des valeurs de reconnaissance de notre interdépendance avec notre milieu de vie.

Je suis convaincue qu’il y a plein de choses qui sont — dans les traditions, dans les cultures — des formes de résistance à l’uniformisation d’une conception du monde relevant de l’homo economicus. Pour moi, la culture, c’est très important, parce que c’est un réservoir de valeurs, de choses qui ont duré dans le temps. Il faut pouvoir mobiliser des choses qui font partie du passé et du présent, pour faire face au futur qui s’en vient.

On parle parfois d’aliénation ou d’une sorte de soumission volontaire devant la technique. Diriez-vous que nous sommes devenus des instruments de la technique ?

On n’est même pas un instrument, on est un rouage. Mais vous savez, on est capable de mettre un grain de sable dans un rouage. Quand on y met un grain de sable, le rouage ne fonctionne plus. À un moment donné, il y a des formes de résistance. Il faut dire non, individuellement et collectivement. Je crois que la fuite en avant technique n’est pas la solution. Il faut rétropédaler, en quelque sorte. Le technosolutionnisme, ça suffit.

Photo : Marie Laliberté/Le verbe

Stéphanie Grimard

Après avoir enseigné la philosophie au collégial durant plusieurs années, Stéphanie est maintenant journaliste chez nous! Toujours à la recherche du mot juste qui témoignera au mieux des expériences et des réalités qu'elle découvre sans cesse.