Un texte de Simon Paré-Poupart
Jacques Blamont, père de la recherche spatiale française et membre de l’Académie des sciences, réfléchit aux suites possibles qui attendent l’humanité. Après une brillante carrière dans l’aérospatiale, il écrit Introduction au siècle des menaces, un ouvrage qui pourrait le situer dans la nouvelle famille des collapsologues français. Le Verbe a questionné l’astrophysicien sur l’état des lieux depuis la parution de son livre ainsi que sur les raisons qui l’amènent à croire que l’Église serait l’une des meilleures voix qu’a l’humanité pour sortir du péril environnemental qui nous attend.
Le Verbe : Quelles sont, selon vous, les causes des problèmes environnementaux ? Croyez-vous que le culte de la croissance a toujours une forte influence sur nos sociétés ?
Jacques Blamont : J’ai écrit, dans Introduction au siècle des menaces : « Sans doute l’ingéniosité de l’espèce devrait-elle lui permettre de parer sans trop de dommages à une sorte de dangers : c’est la conjonction des périls grandissant simultanément de toutes parts contre laquelle il lui sera difficile de se défendre. » Je m’y tiens plus que jamais.
Dire que « combattre le changement climatique sauvera la planète » est une lourde erreur. Bien d’autres choses nous menacent.
Cet article provient du numéro spécial Apocalypse paru au printemps 2020.
Le caractère principal de la récente évolution est sa rapidité. Le doublement tous les deux ans des performances des composants électroniques, matière du progrès technique depuis 1960, a imposé le tempo excessif. Cette rapidité, même si elle tend à un peu diminuer, amène à penser qu’au milieu du 21e siècle surviendra une crise mondiale.
En 1993 déjà, les représentants de cinquante-sept Académies des Sciences ont publié un document qui se conclut ainsi : « L’humanité s’approche d’une crise créée par le couplage des problèmes de la population, de l’environnement et du développement. »
Le problème, c’est trop de technologie, trop de croissance ?
Plus de technologie ne peut remédier à des maux engendrés par la technologie. Une percée peut apporter un répit temporaire, mais ce succès accélèrera la consommation et entrainera à terme l’exacerbation des convoitises et des conflits.
On cite l’amélioration du rendement des moteurs des automobiles de 50 % en trente ans : loin de réduire la consommation mondiale d’essence, elle l’a augmentée, puisque l’utilisation de la voiture est devenue moins couteuse. Cet exemple symbolique illustre la diffusion du progrès technique dans les masses, avec ses conséquences imprévisibles, mais toujours porteuses d’une augmentation de la consommation, c’est-à-dire des prélèvements sur les ressources naturelles.
Considérer tous les facteurs de la vie d’un système, les intrants et les déchets, l’environnement physique et social, les bilans financiers matériels et énergétiques constitue ce qu’on appelle l’analyse système. Elle est difficile, car on oublie souvent des facteurs cachés.
Que pensez-vous des sommets mondiaux pour l’environnement organisés par l’ONU ?
Aucune solution de cette nature n’existe pour une raison claironnée par le président George H. Bush (père) en 1992 : « Le niveau de vie des États-Unis n’est pas négociable. » Les politiciens qui dirigent les différents États du monde croient tous à la nécessité de la « croissance » (de la production, c’est-à-dire de la consommation).
Donnerons-nous notre confiance aux partis politiques dans le cadre national ? Dénués de légitimité éthique, les partis ne peuvent porter un projet éthique d’envergure planétaire.
Alors qui ? Les Nations Unies ? Elles fonctionnent par consensus mou, produisent des exigences, mais se bornent à les enregistrer sans les fonder. Rien n’illustre mieux cette impuissance que la situation de l’ONU devant les changements climatiques entrainés par la démesure humaine.
Par exemple, en 2015, la COP21 s’est tenue en grande fanfare à Paris. Ouverte par 150 chefs d’État promettant tous de passer à l’action. Les participants, les politiciens de tous les pays et les médias ont proclamé que ce rassemblement marquait un pas décisif vers ce qu’ils appellent « le sauvetage de la planète », cliché qui ne signifie rien d’autre que « la conservation de notre mode de vie », c’est-à-dire de la consommation.
La vérité se trouve loin de ce discours.
Le réchauffement entrainera une augmentation de la température de 2 °C dans vingt ans au plus tard. Pour en rester là, les émissions devront alors devenir nulles ; il faudra ainsi qu’un tiers des réserves de pétrole aisément accessibles, la moitié des réserves de gaz naturel et 80 % des réserves de charbon restent sous terre.
Les engagements de réduction annoncés par les différents gouvernements apparaissent comme illusoires ; s’ils sont appliqués, ils nous placeront sur une trajectoire aboutissant à une augmentation de 3 °C, et ils devront être ratifiés par des parlements dont la plupart leur sont hostiles.
Le chiffre démagogique de 1,5° annoncé officiellement à la COP21 ne correspond donc à rien.
Dans une affaire où se joue le devenir de l’homme, l’essentiel a été occulté, à savoir le désir de produire et de consommer toujours plus. Un accord de façade a été trouvé pour affirmer que demain, contre toute vraisemblance, une meilleure gouvernance régira l’économie mondiale.
L’échec prévisible du rationnel — c’est-à-dire de la technologie — puis de la politique provient de facteurs dont l’analyse va nous amener à envisager un troisième mode d’action…
Vous écriviez en 2004 que « les recherches récentes ont montré qu’en l’absence de facteurs externes les populations suivent un comportement chaotique et non régulier ». Quelles seraient les causes de cette dynamique chez l’homme ? Est-ce pour cela que vous pensez que l’homme doit réformer sa conscience s’il veut survivre ?
La modernité a entrainé une telle mutation de la condition humaine que les grandes images religieuses et philosophiques utilisées pendant des millénaires pour décrire notre place dans l’univers se sont effondrées. Elles n’ont pas été remplacées.
Les idéologies survivantes ne concernent en nous que l’animal social et ignorent l’animal métaphysique.
Dans un monde urbanisé à quatre-vingts pour cent, les habitants des pays riches sont radicalement séparés de la nature. Il leur manque alors l’essentiel. La vision d’une perfection humaine qui serait partageable par tous est absente et il en découle une existence sans verticalité qui se traduit par le relativisme et le désenchantement. Chacun se concentre sur son nombril au détriment de tout respect pour la Création.
Tous sont aplatis sur eux-mêmes, sans âme. Voilà le cœur de la crise, voilà pourquoi ni les moyens techniques ni les moyens politiques ne peuvent arrêter la course à l’abime.
Il est donc nécessaire de régénérer les valeurs traditionnelles. Nous devons nous en inspirer pour placer au centre de notre civilisation ce qui en « l’homme passe l’homme », selon les termes de Blaise Pascal. Nous devons élaborer une vision qui nous élève au-dessus de notre égo et de ses besoins matériels, afin de soutenir nos aspirations les plus hautes : l’aspiration personnelle à nous accomplir, l’aspiration collective à construire une société sur la possibilité offerte à tous d’entreprendre cette démarche vers le haut.
À travers vos écrits, nous pouvons lire plusieurs passages de la Bible. Plusieurs références à des auteurs chrétiens, tels que Blaise Pascal, que vous venez de citer. Où en est votre réflexion par rapport à Dieu et la religion ? Qu’est-ce qui fait et ferait de la religion un meilleur vecteur de réforme des consciences que toute autre institution ?
Dans les pays développés, l’impact de la religion chrétienne sur l’évolution générale politique et économique se maintient au niveau marginal. Et le pape Benoît XVI l’a écrit : le terme « Église » provoque immédiatement des réactions de défense chez la plupart de nos contemporains. « Ils pensent : “L’Église, nous en avons déjà trop entendu parler, et le plus souvent, il s’agissait plutôt de quelque chose de désagréable.” La voix de l’Église, sa réalité sont tombées en discrédit » (discours de Rimini, 1990).
Cependant, comme l’a remarqué le chercheur en sciences politiques Francis Fukuyama : « Aujourd’hui, tout le monde parle de la dignité humaine, mais on ne s’accorde nullement sur ce qui fonde cette dignité chez l’homme. » Nous n’avons sous les yeux que l’idéal offert par la société de consommation, dans laquelle l’individu, sans projet spirituel, occupé à empiler des biens matériels, n’aspire à aucun destin.
Seule l’Église possède la structure rendant possible une action sur l’ensemble des peuples. Elle se pose comme constituée d’experts en humanité.
Or, c’est là que les religions possèdent une expertise immémoriale. Elles se focalisent sur l’être de l’homme en fonction de la transcendance. Elles pourraient donc réoccuper un rôle central dans l’histoire en adaptant pour toute l’humanité leur message traditionnel aux conditions éthiques nouvelles qu’imposent les innovations de la science, de la technique et des mœurs.
Faire appel au spirituel. Une parole au sens de l’Église, de l’Évangile, une parole adressée à la conscience de chacun, une parole doit être énoncée par une autorité s’étendant sur une quantité de fidèles. Et audible bien au-delà.
Vous avez déjà affirmé que la religion catholique pourrait fédérer l’humanité sur les enjeux environnementaux. Serait-elle une réponse au manque de verticalité que vous critiquez ?
Si l’on veut essayer d’empêcher la catastrophe, il faut créer un mouvement. Ce mouvement, il faut qu’il proclame une éthique nouvelle : essayons de vivre avec moins de gaspillage, plus de conscience de ce qu’est l’homme par rapport à la Terre. Il serait normal et souhaitable, si l’on désirait créer un mouvement spirituel, que ce soit le spécialiste des mouvements spirituels qui s’en occupe. Pour que ce mouvement ne soit pas celui d’amateurs isolés et donc voué à l’échec, il doit dépasser les acteurs individuels et reposer sur le soutien d’une structure institutionnelle puissante.
Bien que je sois moi-même athée, les religions sont une force ; l’histoire l’a montré. Seule l’adhésion au spirituel pourrait infléchir le consumérisme, puisqu’il permettrait de répandre et même d’imposer une culture de modération et même de la restriction. Et il faudrait que cette modération devienne universelle.
Cette incapacité à la modération dont vous parlez relève-t-elle de la méchanceté que vous mentionniez en début d’entrevue ?
En effet. Le monde développé, le nôtre, est-il capable d’offrir une voie spirituelle cohérente, alors que nous avons remplacé les valeurs telles que la modération des instincts, le respect de la personne humaine, le service public par l’omnipotence du marché, le consumérisme et le relativisme ? C’est ce que j’appelle la méchanceté humaine.
Dans cette perspective, seule l’Église romaine possède la structure rendant possible une action sur l’ensemble des peuples. Elle se pose comme constituée d’experts en humanité, selon l’expression de Paul VI. Elle dispose d’un chef, d’un encadrement serré dans quatre-mille diocèses et d’un milliard de fidèles.
Que pensez-vous que l’Église pourrait faire ?
Exploitons cette phrase du pape Benoît XVI, « intervenir de façon claire et décisive », en allant jusqu’au bout pour sortir de l’impuissance actuelle. Envisageons une initiative que pourrait prendre l’Église afin de persuader les populations d’accepter l’éthique « moins est plus ». Concrètement, il faudrait fixer un objectif pour le niveau de vie universel qui serait inférieur au moins à la moitié du niveau actuel des États-Unis, et peut-être beaucoup plus bas encore.
Révolution culturelle ? Oui !
Afin de diminuer la consommation des ressources naturelles, il n’y a pas d’autre moyen que de répandre la frugalité comme un idéal de vie. Est frugal celui qui sort de table en ayant encore un peu faim.
Pour remplir cette tâche, l’Église pourrait commencer par réunir des gens de diverses origines, pour réfléchir au lancement d’un éventuel mouvement de masse antiproductiviste. Objectif : écrire un document remplissant ce programme.
Dans une deuxième phase, l’Église mobiliserait ses troupes, clergé et fidèles, pour appliquer la doctrine ainsi établie, et saisirait l’ONU pour mettre en place peu à peu une réforme des législations.
Et pour finir, je crois encore à ce que j’ai écrit à un représentant de l’Église, à Cayenne :
« Nous croyons que les peuples du monde attendent une voix tonitruante qui déclencherait un irréversible mouvement des âmes, mais une voix accompagnée par une action.
Nous croyons que cette voix doit être celle d’un chef mobilisant ses troupes en vue de la bataille.
Nous croyons que cette voix ne peut être que celle du Saint-Père, votre voix, Très Saint-Père, entrainant les croyants dans un acte immense de contrition et d’espérance. »