Alain Deneault. Illustration: Léa Robitaille / Le Verbe
Alain Deneault. Illustration: Léa Robitaille / Le Verbe

La voix des sans-parts

Difficile de présenter brièvement Alain Deneault. Philosophe et essayiste. Il se bat depuis plusieurs années contre ce qu’il appelle l’oligarchie, ceux qui dominent le monde: les empires miniers, les multinationales cupides ou encore les politiques médiocres. Les ouvrages de cet auteur prolifique passionnent ou dérangent. On ne peut plus l’ignorer.

J’attendais dans un café de la rue Saint-Jean, dans le Vieux-Québec. Je vois l’homme arriver juste à l’heure, tout sourire, me demandant de mes nouvelles avec sa gentillesse habituelle. Vous devez tout d’abord savoir que cet homme est d’une générosité inspirante.

Il arrivait tout juste d’une entrevue à la radio, et nous nous rencontrions avant deux conférences qu’il devait donner plus tard dans la journée. Sans parler de ses présences au Salon du livre, avant de repartir illico à Montréal. Encore sous l’effet du décalage horaire, il maintient le rythme hallucinant qu’il a amorcé en France au cours des derniers mois, enchainant conférences, entrevues et apparitions sur les plateaux.

Je dis qu’il maintient le rythme; je me demande encore comment cet homme fait pour avancer contre le courant, celui de la masse indifférente et celui des oligarques qu’il combat sans cesse. Je l’ai connu au département de sociologie où j’étudiais, tout juste avant la parution de Noir Canada (Écosociété), une recherche colossale sur les méfaits des minières canadiennes sur le continent africain. La parution de ce livre lui vaudra, ainsi qu’à ses éditieurs, des poursuites totalisant 11 millions de dollars. De quoi en faire abandonner plusieurs. Pas lui. Le voici encore, presque 10 ans plus tard, avec en poche un nouveau brulot, De quoi Total est-elle la somme (Écosociété), son 11e livre. Un camouflet au néolibéralisme globalisé.

Le metteur en scène de la colère

Alain Deneault est un essayiste autonome, sans patron. Il a enseigné un peu. Puis récemment un marathon d’écriture. Ensuite? On verra bien. Une vie dans les valises, avec la dysrythmie que lègue habituellement la précarité. N’est-ce pas cher payé pour la liberté?

«Mon travail n’est pas une profession ou une fonction. Ça parait présomptueux, mais il s’inscrit dans des convictions, alors c’est une vocation. Ça consiste à s’oublier beaucoup. Je m’essaie à produire une voix collective. Quand je parle, ce n’est pas moi, c’est une voix collective que je mets en scène.»

Ce qui nourrit la vocation d’Alain Deneault, c’est le citoyen en puissance. Nulle part on ne parle aux gens en tant que citoyens. Que des masses de spectateurs et de consommateurs: «Je m’essaie à donner de la consistance à ces voix qui demandent à naitre.»

Se battre, sans cesse, avec véhémence. Parce que le devoir le commande. Mais il pourrait abandonner et personne ne lui en voudrait, car il a donné. Il a même déjà proclamé que son rêve était de ne plus avoir besoin de parler des paradis fiscaux parce que les groupes sociaux et citoyens le feraient à sa place. S’arrêter et devenir autre chose, n’importe quoi, boulanger, simple enseignant dans un collège, avec une sécurité d’emploi, pourquoi pas?

Mais non. Incapable.

S’investir dans ce travail a comme condition la possibilité du découragement.

Ce n’est pas lui qui commande: «S’investir dans ce travail a comme condition la possibilité du découragement. C’est parce qu’un problème est trop gros, monumental, qu’on s’engage politiquement. Si l’on pense de manière technique, en fonction de la solution applicable, on ne fait pas de politique. On n’écrit pas de livres, on n’est pas dans un mouvement social. Écrire un livre suppose de l’espoir et du découragement. Il y a un désespoir qui est moteur.»

Une utopie désespérée? «C’est le pari pascalien en politique. Nous ne savons pas où nous mèneront nos actes, mais nous savons que nous allons quelque part à un point que nous découvrirons. Nous n’avons pas toujours l’imagination requise pour savoir où nous conduisent nos actes. Une politique de gauche est une politique qui ne sait pas où elle va. Elle sait en tout cas qu’elle ne va pas où nous mène le régime idéologique, c’est-à-dire dans le mur, vers la catastrophe.»

S’il y a une question qu’il ne faut plus poser…

Ceux qui ont déjà entendu Alain Deneault faire un discours ont tout de suite été happés par son flegme et sa puissante érudition. Mais il ne cherche pas à enjoliver les choses. À ceux qui sont habitués à l’Histoire officielle, ça peut donner le vertige. Mais n’allez pas lui demander…

«“Oui, mais qu’est-ce qu’on peut faire?” Cette question-là, j’en ai soupé! Je ne conçois pas qu’après des décennies de discours apocalyptiques sur les changements climatiques, sur l’État social qui s’écroule, sur les déserts qui avancent et les glaciers qui reculent, sur les exécutifs politiques qui se trouvent dirigés par des psychopathes, etc., bref, je ne conçois pas qu’on se présente publiquement devant les siens en disant “qu’est-ce qu’on peut faire?” sur un plan statique.»

C’est le côté attentiste, trahissant une certaine médiocrité, qui irrite Alain Deneault. Nous sommes bombardés d’information-spectacle. Nos propres existences sont le théâtre des injustices, des politiciens corrompus ou des absurdités d’un monde violent. Et malgré tout, même si on sait quoi faire (s’impliquer, dénoncer, réfléchir, bloquer, se rassembler…), on sombre dans le cocooning nihiliste.

Si je stagne devant ma télé, m’empiffrant de pizzas surgelées, me convainquant que je ne peux rien, qu’est-ce que je peux faire? Eh bien! justement, répondra Deneault: rien.

Voilà, qu’on se le tienne pour dit.

Prochaine question?

Le prêchiprêcha n’existe pas

Comme je l’ai mentionné, il est constamment demandé. La nomenclature qu’il m’en fait, ou un simple parcours de la toile, c’est impressionnant. Les syndicats, les revues militantes, les librairies indépendantes, les plateaux de télé avec un animateur gauchiste… N’est-ce pas prêcher auprès des convertis?

«Je n’aime pas cette expression. J’inverse le rapport. C’est parce qu’on prêche qu’il y a des convertis. J’ai lu Camus, Marx, Freud, Marcuse, Simmel et d’autres. Il y a toutes sortes de discours dont on a oublié les auteurs; un discours enflammé lors d’une manifestation quand on a 18 ans, on l’a peut-être oublié, mais il en reste une trace. Il nous façonne.»

Décidément, plusieurs auteurs l’ont marqué, et il me cite Deleuze, démontrant du coup ce qu’il essaie de m’expliquer: ce qu’il appelle le coefficient de différence, c’est que, chaque fois que l’on fait un discours, qu’on le répète, qu’on tente le coup, on arrive peut-être à convaincre une, deux, dix personnes de plus… Qui sait?

Alain Deneault. Illustration: Léa Robitaille / Le Verbe
Alain Deneault. Illustration: Léa Robitaille / Le Verbe

Est-ce qu’on va chercher ceux qu’Ionesco appelait les rhinocéros? Ceux qui sont sur le point, oups! de basculer. Et ces gens, même s’ils sont conquis d’avance, sont peut-être à la recherche du vocabulaire pour illustrer leur colère, d’où le citoyen en devenir.

C’étaient d’abord les compagnies minières (Paradis sous terre, Écosociété), puis les paradis fiscaux (notamment La filière canadienne ou Une escroquerie légalisée, aussi chez Écosociété). Sans oublier Gouvernance, en lice pour le Prix du gouverneur général. Mais avec son nouvel ouvrage, Alain Deneault veut déboulonner les multinationales. Autrement dit, il veut amener sur la table les sujets dont personne ne parle à ce moment-là.

Bon, ma question avait certes quelque chose de provocateur, strictement pour alimenter la réflexion, mais des cliques qui se confortent entre elles, Alain Deneault n’y croit pas. Et en m’expliquant tout ça, on comprend sa conviction, au point où il s’emploie à me convaincre avec cette thèse qu’il ne veut pas qu’on oublie, justement: «La croissance continue est un fantasme et un cauchemar en même temps, et il arrivera un temps où ce mensonge idéologique de la croissance et du capitalisme sera si évident, parce que ça va craquer de partout, que l’on va rire quand Alain Dubuc viendra nous parler. Ce jour-là, il faudra qu’une masse critique de gens soit intellectuellement outillée.

«Qu’on ne se dise pas: qu’est-ce qu’on peut faire? Qu’on soit capable de faire des pratiques liées à l’entraide, à la solidarité, à la rareté, pour éviter que les fascistes prennent la place, parce qu’eux aussi attendent la crise. La crise doit être vue comme le moment d’imposer ces concepts.»

Faire ce qu’il faut pour ne pas plaire

Un penseur libre, critique, anarchiste. Ce n’est pas vrai que c’est populaire, au sens commun du terme. Oui, on achète ses livres: d’ailleurs, La médiocratie (Lux) a atteint les 35 000 exemplaires en France. C’est énorme. Mais ce n’est pas si simple.

Si Alain Deneault condamne, c’est que certains ne veulent pas que tout ça soit mentionné. Bref, on l’admire ou on le déteste. Mais le rejet se fait en sous-main, dans les coulisses: «La confrontation d’idées n’est pas au gout du jour. On débat peu. On agit en parallèle. Cela dit, d’une manière mesquine, ceux qui s’opposent aux penseurs engagés sont précisément ceux qui apposent l’étiquette d’engagé. C’est rare que quelqu’un se dise engagé. Pourquoi le consultant du ministère des Finances n’est-il pas dit engagé? Cette étiquette suppose bien quelque chose, elle vise à la marginalisation. Et l’engagé, c’est précisément celui que l’on n’engagera pas.»

La confrontation d’idées n’est pas au gout du jour. On débat peu. On agit en parallèle.

Autrement dit, ce ne sont plus les minières, les oligarques financiers, les politiciens ou autres représentants autoritaires qui s’opposent à Alain Deneault. Pas nécessaire: les institutions universitaires ou médiatiques, avec leurs cadres et leurs têtes fortes, s’en chargent à la source. On ne veut pas lui donner de tribune permanente. Dans le fond, la poursuite de Barrick Gold en 2008 n’était qu’un étrange laïus.

«Ce qui est fascinant dans la médiocratie, c’est que très souvent, ceux qui croient le plus au pouvoir des institutions sont ceux que les institutions vont refouler. Des chercheurs, des journalistes, des professeurs, des artistes, ceux-là voient le potentiel de l’institution, mais ils seront refoulés parce qu’ils ne jouent pas le jeu, on les dit engagés, c’est-à-dire non engageables. Donc, ces institutions tuent la vocation. Il y a un rejet sur un mode structurel. Très souvent, j’ai vu des gens dans des processus d’embauche être rejetés au profit de rien: à l’université, on va abolir des postes plutôt que d’embaucher quelqu’un qui échappe à ces formes de complaisance que suppose l’engagement sur le mode professionnel. On préfère rien à quelqu’un.»

Il me répète cela depuis des années. Dans les corridors, certains chuchotent dans son dos, probablement. Il s’en fiche.

Et alors, maintenant?

Alors, il ne lui reste plus qu’à courir les contrats temporaires… Alain Deneault ne sait pas trop où il s’en va, mais le destin du philosophe intègre, n’est-ce pas justement cela? Éviter les réponses toutes faites, les recettes techniques ou le langage de la procédure. Ne pas connaitre le thème du prochain écrit, la nature du prochain combat. Ne pas trop savoir non plus où l’on sera dans trois ou quatre mois, de quel côté de l’océan, ni avec quel type de revenu, que l’on devine modeste.

J’apprenais à rédiger ma maitrise en sociologie, maladroitement, il y a 10 ans, et Alain Deneault apprenait à me diriger, à tâtons, sans trop savoir où ça nous mènerait tous les deux. Je peux dire sans hésitation que je ne serais pas devenu l’enseignant et le chroniqueur que je suis aujourd’hui sans Alain Deneault. Être fier de ce que l’on fait, et tant qu’à y être, le faire pour le mieux.

Mais somme toute, lui n’a pas changé. Toujours aussi authentique. Pugnace. Mu par une ténacité rare. Une sorte de génie situé quelque part entre l’intuition et la conviction.

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NDLR Ce texte a été publié dans notre revue d’été 2017. Pour en consulter la version numérique, cliquez ici. Pour vous abonner et recevoir notre prochain numéro en octobre, cliquez ici.

Patrick Ducharme

Patrick Ducharme est sociologue de formation. Il enseigne au niveau collégial dans la région de Québec depuis 2010, tant en Sciences humaines qu’en Soins infirmiers et en Travail social. Il est père de deux enfants, et fier de l’être.