Photo: Sénat français dans les jardins du Luxembourg (Pixabay)

Dialogue avec le frère Thierry-Dominique Humbrecht (3/3)

Pour lire la première partie, cliquez ici. Et ici pour la deuxième.

Le frère Humbrecht est dominicain de la province de Toulouse (France), docteur en philosophie et en théologie, et directeur de la collection Bibliothèque de la Revue thomiste aux éditions Parole et Silence. Son livre le plus récent, Éloge de l’action politique (2015), propose une réflexion pleine de sagacité sur le problème essentiel de la participation des chrétiens à la vie de la cité. 

Après lecture de l’ouvrage, l’idée m’est venue d’inviter le frère Humbrecht à discuter de divers sujets : l’évolution des mœurs et des mentalités en Occident (première partie), la contamination idéologique de l’Église par les idéologies modernes (deuxième partie), et la marginalité problématique de la minorité chrétienne engagée en politique (3e partie, ci-dessous). Il a aimablement accepté. 

Troisième partie : Sur les chances de succès des chrétiens sur la scène politique en France

Alex La Salle : Éloge de l’action politique propose une suite de réflexions sur l’engagement des chrétiens en politique.  L’engagement, ici, doit être compris dans toute son amplitude; il inclut autant la prise de parole individuelle et sporadique axée sur le combat culturel que l’action militante concertée.

J’imagine que vous n’avez pas écrit votre Éloge seulement parce qu’il est toujours souhaitable, dans l’abstrait, que les chrétiens participent à la vie politique de leur pays, mais aussi parce la question de l’engagement des chrétiens se pose aujourd’hui de manière plus pressante et plus immédiate en France, alors que des hommes d’Église, des intellectuels, des journalistes, des groupes de pression, des mouvements de laïcs investissent de nouveau l’espace public et médiatique pour influer sur le devenir de la nation.

Cette évolution imprévue, symbolisée par la mobilisation historique contre le fantasmatique « mariage pour tous », marque véritablement une rupture avec le passé récent. Car, sauf erreur, les catholiques n’ont pas été très audibles dans les débats publics, ni très visibles sur la scène politique, depuis la disparition du Mouvement républicain populaire (MRP) au milieu des années soixante.

Il y a toujours eu des catholiques engagés en politique, y compris après 1965, mais les catholiques, en tant que force sociale, ne sont jamais parvenus, depuis, à constituer un pôle idéologique ou un parti politique avec lequel la France entière aurait eu à composer ou sur lequel elle aurait pu compter. Le « Mouvement de l’école libre» « encouragé par les évêques » en 1984 apparaît ici comme l’exception qui confirme la règle.

Pour diverses raisons (complexe d’infériorité d’une Église archaïque et passive face à un monde moderne et actif, refontes théologiques compensatoires dans le but de combler l’écart avec la norme mondaine, pastorale de l’enfouissement misant sur la stratégie finalement confortable du « levain dans la pâte », autocensure par peur des moqueries et des avanies, vieillissement des communautés, etc.), l’effacement a nettement prévalu sur l’engagement.

À telle enseigne qu’on pouvait croire, il y a encore quelques années, que le catholicisme français était irrémédiablement condamné à vivoter et n’influer sur la vie de la cité que confidentiellement, à travers ses feuilles de choux jaunies et décolorées, son réseau d’écoles qui vaut ce qu’il vaut, l’action caritative muette et la trop discrète animation des milieux communautaires.

Mais tout ça, c’était avant la Manif pour tous. Avant que la mobilisation massive et répétée des catholiques et de leurs acolytes ne redonne aux ouailles la conscience de leur capacité d’action et l’envie d’assumer pleinement leurs responsabilités civiques. Aujourd’hui, on sent le catholicisme français porté par une confiance renouvelée,  un enthousiasme certain. On se surprend même à le trouver audacieux, dégourdi, vibrant, voire brillant, lui qui donnait des signes sérieux de perclusion et de gâtisme.

Au diapason de la vie profonde de l’Ekklesia, des communautés nouvelles approfondissent leurs charismes et réapprennent aux chrétiens l’art d’évangéliser. Dans le milieu associatif, une multitude d’organismes s’efforcent de garder vigoureux les réflexes de mobilisation acquis durant la Manif.  Dans la hiérarchie, des évêques commencent à suspecter que leur discours policé pèche souvent par mièvrerie, qui est une contrefaçon de la douceur du Christ (Mt 11, 29).

Dans le monde de la culture, des professeurs de renom animent la nouvelle Académie catholique de France, tandis que le Collège des Bernardins, manière de parvis des gentils, forme un pôle de vie culturelle appréciable où artistes, écrivains, journalistes et professeurs devisent et débattent. Enfin, la cathosphère gardent la base orante et militante informée, en plus de renforcer le sentiment d’appartenance des catholiques à une communauté de foi vivante.

Depuis mon lointain Québec, j’observe cette reviviscence avec intérêt et je me demande : « assistons-nous vraiment au réveil politique des catholiques de France ou sommes-nous seulement témoins d’un sursaut momentané, plus impressionnant que d’habitude et se nourrissant de certaines audaces, mais finalement impuissant à vraiment faire la différence là où ça compte (c’est-à-dire dans les lieux de pouvoir réels ou symboliques), et donc destiné à s’étioler? »

Car en regard de la déchristianisation de l’Occident, qui n’en finit plus de s’approfondir, de s’autocélébrer et de s’institutionnaliser; en regard surtout de la marginalisation sociale et culturelle du dernier carré des croyants, qui ne fait aucun doute et qui fait mal à voir,  on se demande ce que 5% de messalisants, aussi fervents et dégourdis soient-ils, pourront réellement changer au cours des choses.

T.-D. H. : N’attendons pas, en France, de voir se constituer un parti catholique. L’histoire nous a appris que cela ne marchait pas. En outre, les catholiques ont toutes les sensibilités politiques possibles. Enfin et surtout, ils représentent aujourd’hui, pour ne prendre que les pratiquants, comme vous le dites vous-même, qu’une petite minorité.

Il faut en prendre conscience en profondeur. Au moment où beaucoup se bougent enfin et commencent à dresser des plans sur la comète, ils réclament de l’Église des défis, des projets, des stratégies, des priorités. Vaine agitation. L’Église, ce sont ceux qui agissent. Il n’y a pas de réserve. Tout le monde est en première ligne. Donc, si la masse vient à manquer, il faut renoncer aux pressions de masse. En revanche, en effet, les dégourdis auxquels vous faites allusion, pour infimes en nombre qu’ils soient, peuvent beaucoup. Par la parole, l’élan, les idées, ils peuvent entraîner et donner envie. Ils peuvent gagner la bataille des idées face à une société épuisée d’elle-même, entre argent, égoïsme et volonté de nihilisme.

Comme toujours, tous les problèmes se résolvent dans ceux qui font quelque chose, pas dans les plans quinquennaux dressés pour les autres, les vieux pour les jeunes, les inactifs pour les actifs, les clercs pour les laïcs et réciproquement, coquilles vides auxquelles je ne crois pas.

Tout cela va demander plusieurs étapes de prise de conscience. S’il s’agit de s’engager non seulement dans la société mais dans la politique, car ce sont deux plans différents, il va falloir agir comme des professionnels et non plus comme des amateurs. Il va donc falloir, premièrement, préférer ce que j’appelle les « métiers qui parlent » aux « métiers muets », en gros les métiers de la culture (enseignement, éducation, médias, désertés par les chrétiens qui les exigent mais pour les autres) aux métiers d’argent (commerce, finance, entreprise, dans quoi bizarrement les catholiques se ruent). Là, la route sera longue, sans compter le choix des métiers politiques proprement dits, qui requièrent un profil spécial, une solidité exceptionnelle et une certaine capacité d’encaisse… Rester chrétien en politique exige de chercher toujours la vérité et le bien commun. Ce critère est terrible, car il pulvérise la logique des partis, le mensonge, la cupidité, le reniement, le cynisme, bref cinq siècles de pratiques théorisées par Machiavel…

A.L. : Thierry-Dominique Humbrecht, au nom des lecteurs du magazine Le Verbe, je vous remercie d’avoir pris le temps de nous partager vos réflexions.

T.-D. H. : C’est moi qui vous remercie. Nous réfléchissons de concert. Il est urgent que nos vieux pays chrétiens montrent qu’ils sont encore vivants, capables d’engendrer de nouvelles générations ferventes, instruites, généreuses, formées aux combats qui s’annoncent. Bref, de donner envie à de nouvelles générations d’être catholiques et de savoir pourquoi. Sinon, l’État se chargera de nos idéaux mais sans Dieu et surtout sans le Christ, à plus forte raison si d’autres religions nous remplacent.

Thierry Dominique Humbrecht, Éloge de l’action politique, Parole et Silence, 2015, 206 p.

Alex La Salle

Alex La Salle a étudié en philosophie, en théologie et détient une maîtrise en études françaises. Il travaille en pastorale au diocèse de Montréal.