L’idée que l’homme ait un ancêtre commun avec les singes, et même avec toutes les espèces vivantes, heurte bien des sensibilités. Cela ne ressemble pas au récit de la Genèse. Mais la science et la Bible sont-elles si inconciliables ? Que savons-nous sur l’origine et l’essence de l’être humain ? Même s’il demeure sceptique quant à la possibilité d’aborder aussi brièvement une question d’une telle complexité, le professeur Warren Murray, spécialiste de la philosophie des sciences, a tout de même accepté de nous offrir quelques pistes pour entamer la réflexion.
M. Murray, tout d’abord, pouvez-vous nous résumer ce que nous savons aujourd’hui sur l’évolution du vivant ?
D’abord, il faut établir le fait de l’évolution, avant de se demander : comment est-ce arrivé ?
Il y a deux approches pour établir le fait de l’évolution. Premièrement, on établit les successions des formes de vie à travers l’histoire en regardant les archives fossiles. Ce sont surtout les ossements, les cornes, les dents, etc., qui restent ou qui se transforment en roche. Les parties molles disparaissent ; cela nous laisse donc une preuve très fragmentaire.
Cela dit, on a trouvé certaines preuves d’une évolution de la vie. Il y a des périodes très anciennes où les formes complexes de vie n’existent pas du tout dans les archives fossiles. Plus tard, on commence à les voir successivement jusqu’à aujourd’hui.
Et concernant la seconde approche permettant d’établir le fait de l’évolution ?
La deuxième approche, c’est répondre à la question : est-ce qu’on peut avoir des signes que l’évolution est à l’œuvre aujourd’hui ?
Darwin et ses successeurs ont donné quelques exemples. Mais tous les exemples se bornent à une évolution très limitée : l’évolution à l’intérieur d’une espèce, ou l’évolution entre des espèces proches. De plus, dans la théorie de Darwin, les changements arrivent par hasard. Cela explique difficilement comment on peut arriver à tant de changements positifs. On n’a pas vraiment pu reproduire cela en laboratoire.
Il y a aussi toute la question de la sélection naturelle. Les biologistes prétendent qu’il peut arriver une mutation avantageuse pour l’individu par rapport à l’espèce, et cette mutation sera retenue. C’est en effet très raisonnable. Mais le problème, c’est d’expliquer comment cela devient dominant dans la population. Il y a différentes théories proposées depuis un siècle sur cela.
Donc, avec ces approches, on a une évidence de la grande probabilité de l’évolution.
Une fois que l’évolution est établie, il faut alors tenter de comprendre son mécanisme…
Exactement. Or, le mécanisme doit être conforme à certains principes de causalité. Et c’est là qu’intervient la philosophie.
Les Grecs anciens avaient un principe : on ne peut pas tirer l’être du non-être. On ne peut pas vraiment tirer un lapin d’un chapeau vide. On ne peut pas avoir le plus du moins. Il faut avoir une explication causale adéquate ; il faut que la cause soit adéquate à l’effet.
Alors, le philosophe se demande : « Quelles sont les causes adéquates impliquées dans la théorie de l’évolution ? » Et je pense que, si l’on est honnête, on n’en trouve pas encore. Ce qui a poussé certains biologistes et philosophes à invoquer cette causalité sous le nom d’intelligence.
Donc, selon la philosophie, il faudrait une sorte d’intelligence derrière l’évolution ?
Oui. Mais je pense que l’approche [des partisans du « dessein intelligent »] est insuffisante, parce qu’ils ne comprennent pas la causalité. Je vais vous donner un exemple.
Quelqu’un regarde la construction d’un grand édifice. Cette personne voit les ouvriers qui le construisent avec différents matériaux, qui installent la structure générale et aussi l’électricité, la plomberie, etc. Tout cela exige une coordination. Ces gens posent les briques, mais comment est-ce qu’ils savent quand s’arrêter, où poser les briques et tout le reste ? Alors, manifestement, il faut chercher quelqu’un qui est responsable de cette coordination. Et c’est évidemment l’architecte.
L’architecte, c’est la grande cause ; c’est ce que le mot signifie en grec : le grand artisan, le premier principe des artisans. C’est lui qui, plus que tout autre, a construit l’édifice, même s’il n’a pas touché à une seule brique ! Parce qu’il est la cause universelle.
Le problème avec les gens qui invoquent l’intelligence aujourd’hui, c’est qu’ils voient l’architecte comme quelqu’un qui envoie les ouvriers construire quelque chose, et quand ils sont incapables par leur propre pouvoir de construire, alors l’architecte intervient personnellement. Pour faire comme un petit miracle, ici et là. Et ça, c’est une mauvaise explication. Ce serait un mauvais Dieu, un Dieu bouche-trou, qui n’a pas la capacité de prévoir. Il ne faut pas imaginer Dieu comme quelqu’un qui intervient quand la nature est incapable de faire des choses.
Cet article est d’abord paru dans notre numéro spécial automne 2021. Cliquez sur cette bannière pour y accéder en format Web.
Est-ce que Dieu aurait pu prévoir qu’un des mécanismes de l’évolution soit le hasard
Oui. C’est toute la puissance d’une cause universelle : elle peut gérer le hasard. Et cela ne veut pas dire que Dieu élimine le hasard, comme on le pense parfois. Le hasard n’est pas juste notre ignorance, c’est réel ! Mais Dieu peut le gérer. Pas comme le Dieu bouche-trou, mais comme quelqu’un qui prévoit et organise le tout.
Par exemple : une météorite frappe la Terre et tue la majorité des organismes, laissant la place pour le développement d’autres organismes. Cela peut fort bien être dans le plan de Dieu. C’est le hasard, mais géré par une cause universelle. Dire que le hasard va expliquer tout ce qui se passe dans la complexité de la vie sur terre, c’est de la folie. L’ordre ne vient pas du hasard, comme tel. Il faut une cause pour l’expliquer.
Est-ce qu’un biologiste pourrait dire : « Oui, il y a une cause originelle, mais après, il s’agit uniquement de hasard » ?
Non. C’était l’idée de Newton en physique : Dieu donne une chiquenaude à l’univers, et voilà, il fonctionne comme une horloge. Mais même lui a admis que, de temps à autre, il faut remonter l’horloge ! L’idée que Dieu aurait pu créer l’univers et le laisser tout seul, cela ne marche pas.
Pour revenir à mon exemple imparfait de l’architecte : si les ouvriers n’ont pas toujours le plan, cela ne marche pas. Mais les ouvriers sont autonomes, n’ont rien à voir avec l’architecte, donc l’analogie est imparfaite ! Dans la nature, les causes naturelles dépendent entièrement de Dieu : il est la source de la capacité d’agir. Et la source des matières aussi avec lesquelles les ouvriers travaillent.
Que pouvez-vous nous dire sur l’origine de l’homme et de la femme qui est décrite dans la Genèse ?
Saint Jérôme a dit que le livre de la Genèse a été écrit à la manière d’un mythe populaire. Il fallait parler aux gens de l’époque dans un langage qu’ils allaient comprendre. Dieu n’est pas là pour les informer sur les sciences. Il ne dit pas : « Asseyez-vous, mes petits, je vais vous enseigner la biologie, la géologie, etc. » Non ! Il dit selon les connaissances que les gens croient être vraies.
Par exemple, dans l’Ancien Testament, tout indique que les gens croyaient que la Terre était plate et immobile. Et on a retenu certaines expressions aujourd’hui. On parle des « quatre coins du monde », de « coucher de soleil », même si on sait que ce n’est pas le soleil qui se couche. Pas un astronome ne dirait : « Oh ! hier soir, il y avait une très belle rotation de la Terre ! »
Cela manquerait effectivement de poésie !
Voilà. Et il ne faut pas se scandaliser de cela.
De son côté, saint Augustin a dit que la création racontée dans la Genèse était symbolique. Il faut lire son traité De Genesi ad litteram libri duodecim. Il y a des gens aujourd’hui qui pensent qu’une interprétation littérale des Écritures, c’est suivre la première impression que les mots nous donnent. Ce n’est pas le sens du mot. « Littéral » veut dire : selon la lettre. Une métaphore est littérale ! Donc, si Dieu a créé le monde en six jours et qu’on dit : « Littéralement, cela veut dire six périodes de 24 heures », eh bien, non, cela ne veut pas dire cela. C’est à nous de chercher le sens. C’est littéral : cela veut dire quelque chose.
C’est sûr qu’il faut réconcilier certaines choses. Pour moi, la chose la plus difficile, c’est l’origine de l’humanité. Il faut que nous tracions nos origines à deux parents, car c’est le message théologique important : on a eu des ancêtres, un couple, Adam et Ève. À quelle époque ? Personne ne sait. Est-ce possible que ce couple-là ait évolué à partir des préhumains ? Oui, c’est possible. L’important, c’est que c’est le premier couple proprement humain qui était nos ancêtres.
Donc, les découvertes en biologie ne s’opposeraient pas à la foi, finalement ?
On peut reprendre ce que Galilée a dit de la différence entre la révélation et la science : l’intention du Saint-Esprit est de nous enseigner comment on doit aller au ciel, et non comment va le ciel. Il ne faut pas confondre les deux : la Genèse n’est pas un livre de science, et la science n’est pas un livre de révélation religieuse. Il n’y a aucun conflit nécessaire entre les deux. Ce qui cause les conflits, c’est l’ignorance, c’est tout.
Il y a aussi un autre point, qui a été rappelé par plusieurs papes : si on peut admettre l’évolution du corps de l’homme, l’âme humaine, elle, serait forcément directement créée par Dieu pour chaque personne.
Oui. Parce que l’âme possède des choses qui dépassent la matière. La genèse du corps est un processus matériel. Mais le processus biologique est incapable d’engendrer une âme humaine. C’est encore un cas de « le plus ne peut pas venir du moins ». Donc, de toute nécessité, l’âme vient de dehors.
Et cette âme, est-elle finalement ce qui nous rend homme et femme ? Qu’est-ce que le propre de l’être humain ?
La raison. Homo rationalis ! C’est la seule chose par laquelle on dépasse les animaux. Certaines personnes vont dire : « L’amour est supérieur à la raison. L’amour est la faculté supérieure de l’humanité. » L’amour n’est rien d’autre que l’appétit de la raison. Ce n’est pas deux choses différentes. Chaque faculté de connaissance a un appétit correspondant. Les sens ont un appétit sensible. La raison a un appétit, qu’on appelle la volonté, et le premier acte de cet appétit, c’est l’amour.
Quelle serait la définition de la raison ?
La faculté qui nous rend capables de saisir les concepts universels. Elle caractérise l’âme humaine. Elle explique qu’on ne peut pas être le résultat de l’évolution. Le reste, on le partage avec les animaux : les sensations, l’imagination, la mémoire, etc. Sauf que, chez nous, c’est subordonné à la raison.
Le seul être qui peut rire, pas dans le sens d’un ricanement animal, mais en saisissant le drôle, c’est l’être humain. Pourquoi ? À cause de la raison. Pour pouvoir rire, il faut être dans le sensible et avoir la raison. Les anges ne rient pas, parce qu’ils n’ont pas de sensations. Les animaux ne rient pas, parce qu’ils n’ont pas de raison.
Le pape Benoît XVI a également dit que la Création n’était pas achevée et a évoqué le concept de creatio continua. Qu’est-ce que la création continue ?
La création ne peut pas continuer, car c’est un acte éternel. Est-ce que cela se manifeste par une succession ? Ça, c’est autre chose. Et c’est sans doute ce que le pape a voulu dire. Dieu crée tout, dans un seul acte, toujours. S’il cessait de créer, tout disparaitrait aussitôt. En d’autres mots, Dieu a créé le monde matériel, mais l’a étalé dans le temps.
Dieu est aussi présent au passé qu’il est au présent, qu’il est à l’avenir. C’est pourquoi il se définit par le temps présent, parce que le présent reflète l’éternité. La première définition de l’éternité vient du philosophe romain Boèce : c’est la possession entière et simultanée de l’être. Ça, c’est Dieu. Quand Moïse lui a demandé : « Quel est le nom de notre Dieu ? » Dieu a répondu : « Je suis celui qui suis » ; l’éternel présent. Et quand Jésus était interrogé par les pharisiens, il a dit : « Avant qu’Abraham fût, je suis. » Donc, quand on parle de Dieu dans le passé, il faut comprendre que ce temps ne s’applique pas à Dieu, mais à son œuvre par rapport à nous.
Dieu est toujours dans le présent de son éternité. Dieu ne continue pas à créer, car son acte de créer est un acte éternel, mais sa création continue à arriver dans le temps.