Connu pour ses chansons engagées et son passé tragique, Corneille souligne cette année 20 ans de carrière. Musique, famille, blessures d’enfance et spiritualité : le célèbre rescapé du génocide rwandais se confie au Verbe.
Le Verbe: En avril dernier, vous lanciez L’écho des perles, un album qui reprend 11 chansons moins connues de votre répertoire. Pourquoi avoir choisi de revisiter ces titres ?
Corneille : Le défi de chaque album, c’est de savoir ce que j’ai le gout de raconter. Mes textes sont autobiographiques. Je fais du journalisme à ma manière : j’observe ce qui se passe autour de moi et dans le monde et je prends les sujets qui m’interpellent pour en faire une chanson. Or, je me suis rendu compte que le monde est dans une espèce de cycle qui se répète tout le temps, donc tout ce que j’avais envie de dire, je l’avais déjà dit. Je trouvais que les textes étaient bien et n’avaient pas pris une ride – le monde d’il y a 10 ans est malheureusement encore le même aujourd’hui –, donc j’ai décidé de remettre ces morceaux au gout du jour.
Faut-il redouter la fin de votre carrière ?
Non, car j’ai toujours quelque chose à dire, mais je ressens de plus en plus le désir de le dire à travers d’autres voix; c’est pour ça que je suis vraiment investi dans le développement de la relève et que je partage mon regard sur le monde et mes mots avec elle. Je trouve ça plus intéressant que de redire les mêmes choses de la même façon. Être coach à La Voix me permet ça et m’a amené à fonder ma propre maison de disques, où l’on travaille avec de jeunes artistes pour les aider à se développer.
Avez-vous toujours voulu œuvrer dans le milieu de la chanson ?
Oui et non. C’est une drôle d’histoire. J’ai très tôt voulu composer des chansons: j’ai commencé à 11 ou 12 ans. Vers 17 ans, j’ai formé un groupe au Rwanda, mais on faisait ça pour le fun et je ne me voyais pas nécessairement faire le tour du monde pour chanter sur de grandes scènes. L’idée de me mettre en avant, ce n’était pas vraiment dans ma nature. Je suis plutôt quelqu’un de réservé et je ne suis pas un grand fan des foules. C’est après le génocide au Rwanda que ça s’est précisé, comme si j’avais fait le lien entre un sens et un talent que j’avais. J’ai mis les deux ensemble et ça a donné une obsession pour l’écriture de chansons.
Comme ce sont des histoires très personnelles que je raconte, je devais les chanter moi-même; ça a d’ailleurs été une sorte de thérapie pour moi. Grande chance, ces chansons ont trouvé un public. C’est cette communion avec les gens qui m’a gardé sur la scène longtemps. Mais si mon premier album n’avait pas fonctionné, je ne pense pas que je me serais obstiné. J’aurais peut-être juste continué à faire de la musique en coulisse.
Il y a 30 ans, âgé de 17 ans, vous avez été témoin de l’assassinat de votre famille par un groupe armé, lors du génocide rwandais. Qu’est-ce qui vous vient à l’esprit quand vous y pensez aujourd’hui ?
Je me rends compte que la vie est une ligne continue, sans interruption, qui fait que je ne peux pas prendre la pleine mesure de mon bonheur aujourd’hui et penser qu’il n’a rien à voir avec cette nuit-là, car tout est lié. Il a fallu que je vive ça pour être là où je suis aujourd’hui.
« Je n’ai pas de raison de ne pas croire en cet amour
avec un grand A qu’est Dieu. »
C’est probablement la plus grande leçon que j’ai apprise et le grand paradoxe de la vie (rires) : on doit le meilleur au pire dans nos vies. Non seulement il y a du bon derrière tout, mais il y a surtout beaucoup de bon dans le mauvais. Donc, quand je pense à mon drame personnel, je me dis que je lui dois quelque chose. Ces tragédies dans nos vies non seulement sont inévitables d’après moi, mais elles nous guident et nous font avancer pour nous mener là où l’on doit finir. Si l’on passe par-dessus ces traumas, on trouve sa force et sa raison d’être et l’on se sent vivant et utile. C’est pourquoi je pense que ma raison d’être aujourd’hui, c’est de partager mes expériences et les leçons que j’en ai tirées. Dans ma vie personnelle en tant que père, et aussi dans ma vie professionnelle.
Avez-vous pardonné aux assaillants ?
Je n’en veux pas à ce qui s’est passé. Ces hommes qui sont entrés chez moi, ce soir-là, quelque part, ils faisaient partie de mon chemin de vie pour que j’en arrive ici. Sans eux, je n’aurais pas fait de la musique. C’est la souffrance – qui est le moteur de pas mal d’artistes – qui m’a amené à créer. Je sais que c’est un peu gros, ce que je dis, mais c’est ça quand même. La seule personne à qui je devais pardonner, c’est moi. De ne pas avoir pu sauver quiconque et de toutes les culpabilités un peu irrationnelles que j’ai ressenties par la suite.
Vous avez grandi dans une famille catholique pratiquante. Avez-vous toujours la foi ?
Pour moi, il y a forcément une force supérieure et intelligente qui définit pourquoi les choses fonctionnent comme elles fonctionnent et qui guide nos vies. Donc, oui, je crois en Dieu. Et je ne lui en veux pas pour mon passé. Au contraire, ça a renforcé ma croyance parce que je m’en suis sorti, et je m’en suis sorti sans haïr le monde. C’est un miracle.
J’ai eu une deuxième chance, j’ai pu venir au Québec, et la cerise sur le sundae, c’est que j’ai rencontré l’amour. Je me suis marié, j’ai deux petits enfants aujourd’hui et j’ai une vie très confortable. Je n’ai pas de raison de ne pas croire en cet amour avec un grand A qu’est Dieu.
Comme survivant du génocide rwandais, croyez-vous que Dieu ait une mission particulière pour vous ?
Je le pense, mais je me suis longtemps trompé de mission. Je croyais que c’était de faire de la musique, de remplir des salles et de plaire aux foules. Puis, j’ai réalisé que ça ne pouvait pas être une mission parce que ce n’est pas soutenable à long terme, en tout cas, pas pour moi. Je pense plutôt que ma mission est de résister à la haine et de choisir d’aimer l’autre. Je veux me rappeler et rappeler aux autres que nous appartenons tous au même corps, ce qui est très compliqué aujourd’hui étant donné la ferme volonté de caser les gens dans des groupes spécifiques.
C’est ce que vous souhaitez transmettre à votre public ?
Oui, je souhaite rappeler aux gens qu’on perd tous à être les uns contre les autres. Il y a cette fausse croyance qui dit : « Si ce n’est pas nous, c’est eux. Si ce n’est pas eux, c’est nous. Donc, c’est nous contre eux. » On a tout à perdre à croire qu’on est plus en sécurité entouré de gens qui nous ressemblent et qui pensent comme nous. Nous sommes tous un. Si ça va mal dans un coin du monde, ça ira mal dans notre coin du monde, à un moment ou l’autre.
Vous donnez régulièrement des conférences sur la résilience. Qu’est-ce que c’est, pour vous, la résilience ?
La résilience, c’est surmonter un traumatisme et trouver une façon de rester fonctionnel, malgré tout, dans la société. Dans ma conférence, je parle de ce qui nous empêche d’aller de l’avant, par exemple le regard que l’on porte sur le traumatisme qui nous habite. On a souvent l’impression d’avoir perdu quelque chose qu’on ne retrouvera jamais, mais en fait, on ne perd jamais vraiment rien. Il y a uniquement des choses qui se soustraient de notre vie pour faire place à d’autres.
En 2016 paraissait votre premier livre autobiographique : Là où le soleil disparaît. Avez-vous l’intention de continuer à écrire des livres?
Oui, je suis d’ailleurs en train d’écrire un livre qui est un genre d’essai sur l’idée que, pour retrouver notre humanité, il faut renoncer à un certain nombre de choses, dont, entre autres, nos identités. Il va y avoir des conversations avec mon père qui est décédé – et que j’imagine au paradis – dans lesquelles il partage avec moi ce que les gens là-haut pensent de notre façon de faire.
Je porte encore en moi énormément de choses de mes deux parents que je transmets à mes enfants. Les morts partent, mais ne nous quittent jamais. Ils restent en nous.
Pensez-vous retourner au Rwanda avec votre famille, un jour?
J’aimerais bien y retourner, parce que j’ai l’impression qu’il y a une boucle à boucler là-bas, mais je ne suis pas encore prêt. Je veux y aller pour faire la paix avec certaines choses et aussi pour montrer à ma famille une partie de mes racines.
Photo : Kevin Millet