Bruno Dufay est auteur et responsable du groupe de réflexion « Écologie intégrale » au Centre Teilhard de Chardin, situé au cœur du pôle technologique et scientifique de Saclay, près de Paris. Ses réflexions, inspirées de celles du célèbre prêtre jésuite, apportent un regard éclairant sur les notions de technologie et d’individualisme, entre autres. Il offre au Verbe une entrevue qui aide à penser notre époque technique.
Le Verbe : Est-il exact de dire que selon Teilhard de Chardin, la technique serait neutre en elle-même, que tout dépend de ce qu’on en fait et qu’il n’y a pas de bon ou de mauvais en soi?
Bruno Dufay : Exactement. C’est pour ça que Teilhard de Chardin a été repris par les transhumanistes, parce qu’il a écrit des livres où on a l’impression qu’il parle du progrès scientifique, dans le sens du progrès pour le progrès. Mais c’est faux, c’est une mauvaise interprétation. Il dit : oui, le progrès participe de la Création, il faut le poursuivre et inventer tout ce que l’on peut, mais, il dit aussi que l’humain doit se développer en humanité, devenir un ultrahumain. Pas un surhumain ou un posthumain ou un transhumain, non, un ultrahumain.
C’est super comme expression parce qu’en fait, c’est seulement si nous arrivons à devenir plus humain que nous aurons une meilleure vision de l’usage de ces techniques, de ce qui est bon et de ce qui ne l’est pas. On pourra alors faire le tri et continuer la Création de la bonne manière.
C’est donc double : il y a le mouvement de développement du progrès, et puis, il y a ce mouvement de la croissance de la conscience de l’humanité. Les deux doivent fonctionner ensemble.
Sinon le progrès n’est pas nécessairement une amélioration…
C’est ça. Si le pilier numéro deux n’est pas là, on peut aller vers des déviances, et les transhumanistes, on le sait, pensent à des choses qui vont à l’encontre de l’humanité, à l’encontre de l’humain, dans sa dignité, dans sa valeur sacrée. Je crois qu’il y a là un nœud très important dans la pensée de Teilhard de Chardin et qui doit inspirer le regard qu’on porte sur le progrès en général.
Ça va dans le même sens que ce qui est dit dans l’encyclique du pape François, le progrès technique doit s’accompagner d’un progrès « moral et social ».
J’aime beaucoup l’encyclique Laudato Si’. D’ailleurs, le pape cite Teilhard de Chardin, c’est le même type de pensée. Le pape est peut-être un peu plus nuancé sur les progrès d’ordre technique en général. Quand il parle de cocréateur, il réfère plus à la biosphère, à la nature, à l’environnement, mais je pense que les deux pensées sont très proches.
Pour vous, les nouvelles technologies ont tout à voir avec le phénomène de l’individualisme, comme vous l’expliquez bien dans votre livre L’individualiste hyper-connecté. Pouvez-vous nous résumer ce lien que vous faites entre individualisme et nouvelles technologies?
Pour moi, l’individualisme, c’est un mouvement qui remonte à très loin. La personne humaine a envie de s’émanciper des carcans de sa famille, de sa tribu, de son clan, de son pays et des contraintes. Il a envie de pouvoir s’exprimer, de pouvoir développer son individualité complète. Ce mouvement n’est pas bon ou mauvais en soi, là encore. S’il est excessif, l’individualiste devient égocentré, égoïste, il pourrait s’isoler même complètement et ne plus être un être social. C’est une tendance qui peut être très grave.
Et qu’est-ce qu’on observe, aujourd’hui ? C’est que les technologies numériques font tout pour nous aider à personnaliser notre environnement. Sur notre smartphone, ce sont nos photos, nos habitudes d’aller à tel endroit, le site qu’on aime bien voir, les réseaux qu’on aime. Tout est extrêmement personnalisé. Et les outils comme Google. ou autre, sont tous pareils et cherchent à nous amener ce qui est censé nous intéresser. Ils forment autour de nous ce qu’on appelle la « chambre d’écho ». Si on n’y prend pas garde, on se retrouve dans une espèce de petit cocon, très agréable parce qu’on a toutes les informations qui nous intéressent, on ne discute qu’avec des gens qui nous intéressent et on ne regarde que les médias qui nous intéressent. On se retrouve dans un monde étroit.
Ce que je constate dans ce livre, c’est que plus les technos vont dans ce sens, plus elles nous rendent individualistes (on penser à nous et qu’à nous). Et plus on est individualiste, plus on a envie de technos qui nous construisent un monde personnel. Le risque est que l’un et l’autre viennent s’enrichir mutuellement, s’alimenter mutuellement : l’individualisme amène les technos, et les technos amènent l’individualisme.
On est alors dans une société qui se fragmente, qui est faite d’électrons libres qui ne pensent plus au collectif, qui ne s’intéressent même plus à la politique – Tocqueville l’avait déjà écrit au 19e siècle. Il avait bien vu que l’individualisme en Amérique risquait de conduire les gens à ne plus s’intéresser qu’à leurs petites affaires, à leur petite famille, etc., et à oublier le monde, oublier la société, oublier la politique. Toutes les tendances que Tocqueville avait décrites sont à l’œuvre. En plus (ce qu’il n’avait pas vu évidemment parce que ça n’existait pas), c’est que les technos accélèrent, amplifiant ce mouvement.
Mon livre avait comme but d’avertir en disant : attention, voilà un mécanisme qui se met en place dans nos sociétés, au moins dans les sociétés développées. Qu’est-ce qu’on fait par rapport à ça ? Exactement comme Teilhard de Chardin : il faut chercher à être ultrahumain, il faut chercher à développer sa spiritualité de manière à prendre du recul avec soi-même et avec les technologies pour ne pas s’enfermer dans cette espèce de spirale très dangereuse.
À la fin de l’une de vos conférences, vous faites référence aux notions d’horizontalité et de verticalité, que vous mettez en lien avec le besoin de spiritualité que vous venez d’évoquer. Pouvez-vous développer un peu sur ces concepts?
Là-dessus, il y a deux choses importantes à dire. La première c’est qu’effectivement, le numérique tend à horizontaliser, au sens où les opinions de tout le monde sont d’égale importance. On enlève toute transcendance en disant que tout est numérique, tout est de l’information qui circule entre tout le monde. Le risque, c’est que ce numérique rende plus difficile l’accès au transcendant, c’est-à-dire l’existence d’une réalité supérieure. Si on n’a plus de réalité supérieure, on devient des homo economicus qui courent dans tous les sens, mais qui ne savent plus très bien pourquoi. C’est la perte de sens : « il n’y a pas de sens, mon boulot n’a pas de sens, la vie n’a pas de sens ». C’est un mot qu’on entend tout le temps. Je crois que c’est lié à cette horizontalisation du monde dans laquelle on s’est laissé entrainer.
Il faut reprendre conscience qu’il existe une réalité supérieure, à différents niveaux. D’abord, il existe le collectif, notre pays. On forme un pays, on a des problématiques qui sont d’ordre national. Tout n’est pas uniquement à l’échelle de ma petite maison ou de ma petite famille. Il y a des problématiques collectives que chaque pays doit prendre en compte. Je dois m’y intéresser. Il faut que je me décentre de moi-même pour comprendre les problématiques collectives.
Bruno Dufay travaille pour le Centre Teilhard de Chardin, qui cherche à établir un dialogue entre la science et la philosophie, l’éthique et la théologie.
Au deuxième niveau, c’est la conscience qu’on appartient à l’humanité. Les personnes qui habitent à l’autre bout de la planète sont des personnes humaines. Il y a des liens, par l’écologie, par exemple. C’est aussi la conscience qu’on est tous dans le même bateau. Et que lorsqu’on sera sauvé, c’est toute l’humanité, c’est toute la Création qui le sera. Ce n’est pas juste de quelques personnes (celles qui vont à l’église dans mon petit village), non, c’est de l’humanité, c’est de la Création dont il est question. Teilhard de Chardin insiste en disant : mais arrêtez de voir le Christ comme tout petit, à notre échelle humaine. Le Christ, il est cosmique, c’est-à-dire que le Christ embrasse toute la Création.
Il y a donc le pays, l’humanité, le cosmos – je fais partie d’un vaste univers, j’en suis une infime petite partie, il faut être humble par rapport à ça. En même temps, je suis cocréateur de cet énorme univers. Donc elle est peut-être toute petite, mais j’ai une responsabilité par rapport à la Création, par rapport à l’écologie, par rapport aux autres humains.
Ensuite, en m’élevant encore plus haut, c’est ma relation à Dieu que je dois considérer. Qu’est-ce que je peux faire pour m’approcher de Lui ? Cette verticalité, c’est franchir ces différents niveaux.
Teilhard avait cette phrase : il faut commencer par se centrer sur nous-mêmes. Dans la tradition chrétienne, il faut se connaitre, s’aimer soi-même. Ensuite, il faut savoir se décentrer, oublier ses petites affaires pour penser au collectif, puis se surcentrer. Pour lui, ça veut dire faire l’effort de cette relation transcendante à Dieu. C’est assez joli ces trois mots : centrer, décentrer, surcentrer. C’est ça le chemin spirituel.
De façon générale, qu’est-ce que Teilhard de Chardin a à nous dire aujourd’hui?
Je dirais trois choses. La première c’est que, en tant que croyant, il y a un moment où on se dit « bon, la Genèse, ce qui est écrit dans l’Ancien Testament, franchement, ça ne tient pas la route avec les découvertes scientifiques ». Teilhard de Chardin donne une vision de la science qui est positive, et qui n’est pas du tout en contradiction avec la foi. Il nous aide à réconcilier science et foi.
Deuxième chose, Teilhard met l’accent sur le futur lointain, la longue durée. Dans la tradition catholique, on a beaucoup plus mis l’accent sur la nécessaire conversion, la rédemption, la purification avant de rejoindre Dieu. Et Teilhard dit : oui, c’est bien, mais il y a aussi ce chemin plein d’espérance qui est de rejoindre Dieu, cette récapitulation en Dieu. Ça ne vient pas de lui, ça vient de saint Paul et saint Jean. Mais il dit qu’il faut que les deux messages – la purification et l’enthousiasme, cette espérance qui nous conduit à Dieu – soient bien expliqués en même temps. Sinon, à quoi ça sert de faire des efforts, de prendre conscience de ses péchés, de faire pénitence ? Il y a quelque chose d’intéressant chez Teilhard qui est de remettre un peu sur un plan d’équilibre ces deux points de vue.
Ce qui nous amène à la troisième, c’est que quand on pense à ces temps longs, on reprend de l’espérance. Prenons l’écologie. Si on réfléchit avec les écolos radicaux d’aujourd’hui, on devient complètement pessimiste. On devient des écoanxieux, parce que tout est foutu. Si on les écoute, tout est foutu, l’homme a tout cassé, on n’arrivera pas à s’en remettre, c’est trop tard. Teilhard de Chardin explique que, oui, on passe par des drames (la Première Guerre mondiale est pour lui l’exemple qu’il a vécu en tant que personne), et à travers les drames, et même le drame écologique, il se passe quelque chose. Il y a un rebond, quelque chose derrière qui est meilleur et qui est dans le sens d’un progrès avec un grand P.
Après la Première Guerre mondiale, on a créé des structures. On a créé l’ONU, on a créé des lois, on a rapproché les pays, on fait de la coopération scientifique, mais on n’en parle jamais. Et après le drame écologique, ou pendant ou à cause de lui, c’est l’ensemble des pays qui coopèrent. On l’a bien vu avec le COVID, il y a eu une coopération internationale incroyable. À chaque étape, ce n’est pas juste un coup et après on va retomber, non. À chaque étape, on construit quelque chose d’un petit peu supérieur, d’un petit peu meilleur, vers le progrès avec un grand P. Ceci redonne l’espérance.
Même si on peut l’identifier comme étant responsable de certains des grands maux de notre époque (pensons aux changements climatiques), est-ce que la technique peut faire partie de la solution?
Il y a pas mal de débats sur ce qu’on appelle le « solutionnisme ». C’est quelque chose de grave parce que ça consiste à attendre que la technique résolve tous les problèmes. Ça ne peut pas marcher. D’abord, imaginer que la technique peut résoudre tous les problèmes, c’est une erreur. Parce qu’on sait très bien que beaucoup de choses n’entrent pas dans les équations mathématiques. La deuxième chose, c’est qu’on se déresponsabilise : si la technique va s’occuper de tout, je n’ai pas de soucis, je peux continuer à vivre ma vie sans me responsabiliser.
Merci pour votre temps et ces réflexions fort éclairantes!