Illustration: Émilie Dubern/Le Verbe

Andrea Bartoli: «La révolution dont nous avons besoin pour construire la paix, c’est celle d’une intériorité ouverte à l’Esprit.»

Andrea Bartoli, Ph. D., est le président de la Fondation Sant’Egidio pour la paix et le dialogue basée à New York. Expert mondialement reconnu en résolution de conflits, M. Bartoli a également été doyen de la Seton Hall School of Diplomacy and International Relations et de la George Mason University School for Peace and Conflict Resolution.

Il a récemment participé en tant que conférencier à la série d’ateliers en ligne offerte par le chapitre canadien de la Fondation Centesimus Annus Pro Pontifice (CAPP-Canada), «La doctrine sociale de l’Église catholique : un antidote à la polarisation». Les prochains ateliers auront lieu les 22 avril et 27 mai. Informations et inscription ici.

* L’entretien a été traduit de l’anglais au français.

Le Verbe : Monsieur Andrea Bartoli, merci d’avoir accepté notre invitation. Pour commencer, pourriez-vous décrire la mission et le travail de la Fondation Sant’Egidio, dont vous êtes le président ?

La Fondation Sant’Egidio pour la paix et le dialogue [F.M.1] a été créée par la Communauté de Sant’Egidio en 2019, dans le but de mieux comprendre le travail de celle-ci pour la paix. La Communauté elle-même a été fondée en 1968 à Rome par Andrea Riccardi, qui avait alors 18 ans. Alors que la Fondation est une organisation américaine à but non lucratif, la Communauté est une association de fidèles laïcs reconnue par le Saint-Siège.

Les trois piliers de la Communauté de Sant’Egidio sont la prière, le service et l’amitié. Or, à travers des expériences au Mozambique et en Algérie, la Communauté s’est rendu compte qu’elle était capable de servir la paix, de faire émerger la paix quand les options de paix paraissaient très limitées. Aujourd’hui, quinze ou seize pays sont activement accompagnés par la Fondation pour atteindre des objectifs de paix, comme le Soudan du Sud. Par exemple, nous travaillons également à New York avec des chefs religieux exilés du Burkina Faso, un pays en proie à des défis nombreux, incluant la violence. Dans ce cas, comme dans beaucoup d’autres, nous travaillons avec des catholiques, bien sûr, mais aussi avec des protestants et des musulmans. L’idée est que des communautés d’expatriés, dans un contexte multiculturel comme New York, peuvent servir le processus de paix dans leur pays d’origine.

Ainsi, la Fondation Sant’Egidio étudie ces cas et tente d’expliquer comment il se fait que la Communauté Sant’Egidio soit capable d’effectuer ce travail de paix, et plus généralement, elle réfléchit sur la paix comme vocation chrétienne. La Fondation cherche à aider les personnes qui souhaitent faire plus pour la paix. Nous développons des outils, des programmes de formation et un accompagnement. C’est une nouvelle organisation. Je suis très heureux jusqu’à présent. Espérons que nous continuerons à grandir.

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Vous avez parlé de la paix comme d’une vocation. Comme vous le savez M. Bartoli, on retrouve quelque chose de semblable dans les Béatitudes, où Jésus lui-même dit «Heureux les artisans de paix». Les chrétiens répondent-ils vraiment à cette invitation ? Qu’en est-il de l’Église catholique en tant qu’institution?

L’Église n’a jamais cessé d’être un lieu où la paix était possible. Pensons à l’hospitalité monastique, au mouvement liturgique, à saint François d’Assise… L’Église a toujours eu des artisans de paix. Cela dit, je pense que la paix fait partie des choses que Jésus a prescrites et incarnées, mais qu’il nous a fallu un peu de temps pour recevoir, pour comprendre. Nous pensons trop souvent que la paix doit être faite par quelqu’un d’autre, que ce sont les autres qui font le mal, que ce sont les autres qui ont les armes, qui créent les problèmes.

La grande majorité de notre travail pour
la paix commence vraiment dans l’amitié, dans l’écoute, dans la rencontre de quelqu’un qui est prêt à parler.

Selon moi, le premier geste d’un artisan de paix est de se détendre, de prendre un peu de recul et d’être intérieurement disposé à recevoir, à écouter, à accueillir. Nous pouvons raisonner et parler, bien sûr – de nombreuses factions belligérantes sont parfaitement capables d’expliquer leur comportement et de vous dire que la violence est le seul choix qu’elles ont. Or, rencontrer quelqu’un qui peut écouter, qui est capable d’accueillir l’anxiété des gens en conflit, c’est déjà très transformateur. Nous avons eu de nombreux cas de dirigeants engagés dans des conflits et des guerres qui, après avoir discuté avec des amis de Sant’Egidio, ont changé leur point de vue et étaient prêts à explorer différentes options.

C’est pourquoi l’Église devrait prendre très au sérieux son rôle d’être un lieu où les gens peuvent venir et parler, où les gens peuvent considérer des options qui n’auraient pas été envisagées autrement. C’est notre expérience à Sant’Egidio. La grande majorité de notre travail pour la paix commence vraiment dans l’amitié, dans l’écoute, dans la rencontre de quelqu’un qui est prêt à parler.

Ainsi, la question pour nous aujourd’hui est de savoir comment accueillir l’invitation de Jean XXIII à rechercher ce qui unit plutôt que ce qui divise. C’est une invitation très intéressante pour nous, car la culture qui nous entoure est très souvent contestataire et polarisée.

Justement, n’est-il pas plus difficile d’écouter et de recevoir dans une culture de plus en plus polarisée ou, comme on dit, une «culture de l’annulation»? Que fait-on avec le mouvement qu’on appelle «woke», qui consiste à simplement rejeter les opposants qui ne partagent pas une opinion suffisamment progressiste?

Ma compréhension de cette question a été enrichie par les écrits d’un théologien canadien, Bernard Lonergan, qui a souligné l’importance de l’intériorité. Nous avons, en général, tendance à généraliser un peu trop tôt, à juger rapidement. Lors d’une rencontre avec quelqu’un qui a une opinion différente, la première étape consiste plutôt à aller au particulier: prendre conscience de qui il est, de qui je suis. Cette personne a une certaine capacité, une certaine histoire. De même, moi, j’ai mon histoire, mes capacités.

Nous avons besoin de prendre plus au sérieux la vocation historique qui nous concerne en tant que personnes particulières dans une situation particulière. Il y a quelque chose de divin en nous. Nous sommes plus que ce que nous pensons être. Il faut alors prendre très au sérieux ce à quoi chacun peut contribuer, ce à quoi une personne est appelée et ce qu’elle seule peut accomplir. Cela est vrai dans notre famille, notre ville, notre réseau, etc. Nous devons être plus attentifs à l’intériorité, car elle révèle notre responsabilité à façonner l’histoire.

Ainsi, même dans une culture d’opposition, nous devons essayer de ne pas être polarisants ou trop conflictuels, et surtout de ne pas porter de jugement. Nous devrions répondre à cette culture de l’annulation en écoutant, écoutant, écoutant. À Sant’Egidio, nous passons beaucoup de temps dans la prière et nous accueillons les gens avec une belle liturgie. Nous croyons qu’en fin de compte, la paix est un don de l’Esprit. C’est une chose à laquelle nous devons être ouverts, plutôt que de vouloir l’imposer aux autres. La révolution dont nous avons besoin pour construire la paix, c’est celle de l’intériorité, d’une intériorité ouverte à l’Esprit.

La polarisation est-elle toujours mauvaise? Ne peut-elle pas parfois devenir une puissance créatrice?

Eh bien, c’est une question compliquée! En effet, Jésus lui-même était assez polarisant, et Jean-Baptiste encore plus. L’Église a connu la polarisation dès le début. Paul n’est pas devenu Paul parce qu’il était un gars sympa, mais parce qu’il était prêt à lapider Étienne. Et quand on lit Paul, ce n’est souvent pas doux. Ce n’est pas comme si tout devait être plat et égal.

Les figures qui ont changé en mieux l’histoire étaient polarisantes, comme Gandhi ou Martin Luther King. De même, quand nous pensons à saint François d’Assise allant parler avec le sultan d’Égypte, il est facile d’imaginer comment cela pouvait être polarisant à cette époque. Je pense donc, en effet, que nous devons faire attention à ne pas être trop timides en exprimant ce qui est bon et ce qui est juste. Mais nous devons également être conscients du danger de tout positionnement trop fort ou trop affirmatif.

Je peux mentionner l’exemple de Nicolas de Flüe, saint patron de la Suisse et père de dix enfants, qui vécut la dernière partie de sa vie en ermite. Lorsque les cantons de Suisse étaient sur le point de se faire à nouveau la guerre, un pasteur prit conseil auprès de Nicolas. Lorsque les délégations ont reçu son message, dont nous ignorons encore le contenu, les querelles ont été mises de côté. Le résultat de cette paix fut la Confédération suisse qui existe encore aujourd’hui. J’aime qu’un laïc, qui ne fait que prier, qui est ouvert à l’Esprit, puisse trouver les mots justes pour garder les gens ensemble, pour protéger la paix. Nous devrions vraiment nous inviter mutuellement à cette responsabilité.

Donc, une personne qui prie peut donner aux autres une meilleure connaissance d’eux-mêmes et une meilleure prise de conscience de la situation dans laquelle ils se trouvent, est-ce bien cela?

Totalement. Et c’est ce qui se passe à Sant’Egidio. La paix n’est pas toujours facile à exprimer. Il faut avoir un certain vocabulaire. Votre intériorité doit être ouverte pour trouver les mots qui reflètent vraiment ce qui est possible et bon. Si vous ne faites que la guerre, comment pouvez-vous trouver les mots pour la paix? Parfois, le simple fait de vouloir la paix peut vous faire tuer par vos propres collaborateurs, car c’est perçu comme une trahison. L’espace pour la paix est très restreint, très difficile, et c’est encore plus difficile si la conversation est publique. 99% de ce que nous faisons à Sant’Egidio est confidentiel. Lorsque vous parlez en public, vous avez un ton différent, vous êtes entendu d’une manière différente. Ainsi, nous croyons que le vocabulaire de la paix est mieux appris par des conversations particulières que par des réprimandes publiques.

Dans sa récente lettre encyclique, intitulée Fratelli Tutti, le pape François parle du dialogue et de l’amitié sociale. Quelle est la perspective que le pape François apporte sur cette question? Comment Fratelli Tutti contribue-t-elle à la doctrine sociale catholique?

Je pense que nous devrions apprécier Fratelli Tutti dans le contexte d’une conscience de plus en plus grande de notre humanité commune. Cette révolution s’est produite lorsque nous avons commencé à parler de droits universels plutôt que de droits civiques ou de droits nationaux, et l’Église catholique a beaucoup à voir avec ce changement. L’idée est que la dignité humaine est pour tout le monde, quelles que soient les frontières de votre État. La solidarité doit être envers tous, pas seulement pour les personnes de ma communauté. Et puis, la subsidiarité implique qu’agir et gouverner sont une responsabilité partagée. Ce sont les principes fondamentaux de la doctrine sociale de l’Église catholique – la dignité humaine, la solidarité et la subsidiarité –, et c’est une manière pour les catholiques d’aider l’humanité à se comprendre plus correctement, plus précisément.

En ce sens, l’intuition que partage Fratelli Tutti est qu’il n’y a pas d’exception: nous sommes tous un, et nous devons être prêts à vivre cette dimension. La lettre encyclique du pape François nous invite à exprimer l’essence d’une ouverture fraternelle qui permet de reconnaitre, d’apprécier et d’aimer chaque personne quelle que soit sa proximité physique, quel que soit son lieu de résidence ou d’origine. Fondamentalement, le principe est que tout le monde est humain, tout le monde est connecté.

Mais n’est-il pas légitime de craindre une perte de nos identités particulières ou de nos traditions culturelles dans ce mouvement vers l’humanité? Comment résoudre cette tension?

Je pense honnêtement que nous devons tous accepter le fait qu’aucune identité n’est permanente, que chaque identité se développe toujours, change toujours. Il en va de même pour un pays, une église et pour chaque groupe humain. Il serait peut-être bon de se rappeler que l’auteur de l’expression fratelli tutti, saint François d’Assise, était aussi, entre autres choses, un poète. Il fut le premier poète à écrire en italien, qui à l’époque était un dialecte populaire. Le latin était la langue de la tradition, la langue importante. Mais François a commencé à faire de la poésie dans la langue des pauvres, la langue commune. Eh bien, il a aidé à créer une culture qui, à son tour, a contribué à la vie humaine, à l’humanité. Alors, pourquoi ne pas inverser ainsi la logique identitaire? Sur cette question, je pense que l’approche théologique catholique est très bonne et très saine, notamment lorsqu’elle parle de vocation. Si nous nous considérons comme quelque chose qui est déjà fait et qui doit être préservé, alors nous nous regarderons d’une manière défensive. Mais si nous nous regardons comme des personnes ayant une vocation, nous supposons que l’Esprit, le Seigneur de la vie, nous appelle à quelque chose qui n’est pas déjà accompli.

Et que nous ne possédons pas.

Exactement. Et en ce sens, la rencontre avec l’autre est aussi importante que la rencontre avec ma femme ou mes enfants. L’autre, ou le nouveau venu, m’invite toujours dans un lieu où un futur «nous» est possible.

Dans Fratelli tutti, le pape François écrit: «La réconciliation réparatrice nous ressuscitera et nous délivrera de la peur.» Y a-t-il une place pour la réconciliation et le pardon au niveau social et politique? Comment pouvons-nous y arriver?

Non seulement je pense que c’est possible, mais nous savons que cela s’est déjà produit. Collectivement, l’humanité a traversé plusieurs moments où nous avons pu reconnaitre les torts du passé et nous réconcilier. Pour cela, l’Église pourrait jouer un rôle important en présentant le passé comme quelque chose d’ouvert, quelque chose qui peut être expliqué et guéri, plutôt que comme quelque chose de monolithique, ou comme un traumatisme qui ne peut être expliqué. Il y a dans l’Église un réservoir d’espérance qui pourrait vraiment aider l’humanité, à mesure que nous devenons plus conscients des responsabilités historiques que nous portons. En ce sens, il sera intéressant de voir ce qui se passe au Canada autour de la réconciliation avec les Premières Nations. En tant que Canadiens, vous avez une responsabilité particulière, et aussi en tant que Canadiens chrétiens ou catholiques.

Nous devons accepter que, dans ce domaine de la responsabilité historique et de la réconciliation, nous n’en soyons encore qu’au début. Souvent, la douleur, l’horreur et les traumatismes du passé sont si accablants que nous devons réapprendre à dire des mots qui ont vraiment du sens et qui peuvent contribuer à une véritable réconciliation. Il s’agit d’apprendre à parler de certains problèmes et à les aborder, mais aussi à s’y engager. Lorsqu’on s’engage avec des personnes réelles, il y a toujours un apprentissage humain qui en découle.

Que pouvons-nous faire? Premièrement, nous devrions écouter le pape François qui nous dit que nous sommes vraiment fratelli tutti, frères et sœurs de tout le monde. Et puis, nous devrions nous demander: que puis-je faire, étant donné qui je suis? Je crois qu’en fin de compte, l’Esprit nous invite toujours à nous engager d’une manière particulière dans le monde.

Maxime Huot-Couture

Maxime œuvre en développement communautaire dans la région de Québec. Il a complété des études supérieures en science politique et en philosophie, en plus de stages à l'Assemblée nationale et à l'Institut Cardus (Ontario). Il siège sur notre conseil éditorial.