La vision béatifique est, pour tous les chrétiens, l’expérience ultime de l’union avec Dieu. Elle est le plus grand bonheur possible et la récompense promise aux chrétiens dans l’au-delà. D’un point de vue artistique, représenter la vision béatifique pose un réel défi. Le problème visuel que doivent résoudre les artistes tient dans la question suivante: comment transmettre picturalement un puissant sentiment, par définition invisible à l’œil? Pour le dire autrement: comment figurer la grâce et le bonheur éternels?
Beau défi plastique que de représenter un concept métaphysique invisible à nos yeux d’humbles mortels! Tout au long de l’histoire de l’art, les artistes ont trouvé diverses solutions pour répondre à cette problématique de la représentation de l’invisible. Nous vous proposons donc de découvrir cinq œuvres qui répondent toutes de manières différentes à ce défi artistique.
LE SERMON DES BÉATUTUDES (1886-1896)
James Tissot (1836-1902), Brooklyn Museum
Le sermon sur la montagne est l’un des premiers enseignements publics faits par le Christ. Il porte sur l’éthique et comprend un passage consacré aux béatitudes et à la vie après la mort. Tissot choisit ici de représenter le Christ en train de livrer cet enseignement à ses disciples et à une foule nombreuse. Tout le premier plan de l’image est consacré à la représentation de la foule.
La ligne de fuite créée par l’étroit sentier présent sur la gauche de la composition vient accentuer l’effet de saturation de l’espace pictural par la foule compacte qui arrive en masse depuis le rivage pour entendre Jésus. Le Christ est d’ailleurs le seul personnage clairement identifiable; il se trouve debout, sur un promontoire rocheux, dans une posture d’enseignant et semble prononcer les paroles que Matthieu (5,12) rapporte dans l’Évangile: «Soyez dans la joie et l’allégresse, car votre récompense sera grande dans les cieux: c’est bien ainsi qu’on a persécuté les prophètes qui vous ont précédés.»
En somme, c’est la promesse de la vision béatifique faite par le Christ que le peintre français choisit de représenter. L’œuvre évoque puissamment le sens profond de la venue de Jésus sur terre: la rémission des péchés par son sacrifice sur la croix qui entrainera la possibilité d’une réunion avec Dieu le Père pour tous ceux qui croiront en lui et le suivront.
LA REMISE DES CLÉS À SAINT PIERRE (1481-1482)
Pietro di Cristoforo Vannucci, dit le Pérugin (1448-1523), Chapelle Sixtine, Vatican
Cette fresque du Pérugin a pour thématique la Traditio clavium (Remise des clés), soit le moment où le Christ remet à Pierre deux clés, l’une d’or et l’autre d’argent, symbolisant le salut de l’âme et l’ouverture des portes du paradis. C’est ce que nous apercevons au centre du premier plan de la fresque. Le groupe des apôtres est réparti de part et d’autre d’un Christ debout qui remet les clés à un Pierre agenouillé. Le thème iconographique se réfère à l’évangile de Matthieu (16,19), interprété par l’Église catholique comme donnant la primauté à Pierre sur les autres apôtres.
Le Pérugin, en choisissant de représenter cette transmission de pouvoirs spirituels et temporels, vient rappeler l’autorité papale à l’assemblée des cardinaux fréquentant la chapelle vaticane où se situe l’œuvre. Le décor architectural en arrière-plan évoque d’ailleurs la basilique vaticane, présentée sous les traits du Temple de Jérusalem antique, lui-même préfiguration de la Jérusalem céleste où les âmes sauvées du paradis vivront pour l’éternité auprès de Dieu. Le bâtiment est encadré par deux arcs de triomphe à la romaine, évoquant à la fois l’Antiquité en vogue au moment de la réalisation de la fresque et le triomphe du royaume de Dieu qui est à venir.
LE PARADIS (après 1588)
Jacopo Robusti dit Le Tintoret (1518-1594), Salle du conseil du palais des Doges, Venise, Italie
Le Tintoret représente ici un paradis construit picturalement autour des figures du Christ et de la Vierge, qui sont situées sur une nuée d’angelots en plein centre de la composition. La scène, figurant plusieurs saints répartis de part et d’autre de la Mère et du Fils, n’est pas sans rappeler le paradis tel qu’il est décrit par le poète italien Dante Alighieri. Cette composition permet à la fois de rendre compte de la place primordiale de la Vierge dans le christianisme tout en insistant sur la notion de la communion des saints.
Comme l’artiste en fait l’illustration, c’est parce que la Vierge et les saints sont au plus près de Dieu, à cause de leurs vies exemplaires, qu’ils peuvent intercéder efficacement en faveur des fidèles qui recourent à eux. On remarque également sous le couple un personnage en extase baignant dans la lumière divine. Il s’agit d’une allégorie d’une âme montant aux cieux, ayant la vision béatifique. Fait intéressant, cette œuvre immense de l’artiste vénitien représentant le paradis est l’une des plus grandes peintures sur toile du monde, avec ses 22 mètres de long sur 7 mètres de large!
LE CIEL (1908)
Catéchisme en images, Maison de la Bonne Presse, France
Cette gravure tirée du catéchisme est un bon exemple de l’utilisation par l’Église de l’image à des fins éducatives. Elle a ici pour rôle de faciliter la compréhension du texte qui l’accompagne. Pour le dire simplement, l’image permet au lecteur de voir des réalités conceptuelles complexes et invisibles. C’est, par exemple, le cas du dogme de la Trinité, qui est ici représenté au centre de la partie haute de la composition. C’est ainsi que l’on retrouve le Christ trônant à la droite du Père, sous une colombe sortant d’un faisceau de lumière, qui représente allégoriquement l’Esprit Saint.
Le trône et la lumière autour desquels s’organise la composition évoquent le concept de l’empyrée, c’est-à-dire le lieu de résidence de Dieu. On remarque que la Vierge jouit d’une position privilégiée par son rôle central dans le salut de l’humanité. Il s’agit en effet du seul personnage en dehors du trio divin qui se situe à l’intérieur du cercle formé par la nuée d’anges adorateurs. Les deux autres cercles d’adorateurs sont formés par les représentations des saints. Cette gravure tirée du catéchisme représente tout simplement l’organisation spatiale du paradis!
RETABLE DE L’AGNEAU MYSTIQUE (1432)
Hubert van Eyck (1366-1426) et Jan van Eyck (vers 1390-1441), Cathédrale Saint-Bavon, Gand, Belgique.
L’image ci-dessus est tirée d’un polyptyque comportant 24 panneaux au total. Nous vous présentons ici le panneau central inférieur lorsque le polyptyque est en position ouverte. La composition de ce panneau s’organise autour d’un agneau se trouvant debout sur un autel. L’agneau représente allégoriquement Jésus-Christ dans son rôle de victime sacrificielle offerte pour le salut du monde, c’est-à-dire l’Agneau de Dieu. L’agneau des frères van Eyck représente également l’Agneau mystique, c’est-à-dire l’agneau qui brisera les sept sceaux au moment de l’Apocalypse. En effet, c’est uniquement au moment de la fin des temps que les justes dans leur ensemble auront accès à la vision béatifique. C’est ce que les deux frères représentent ici au moyen d’une composition scindée en deux parties.
Au premier plan, sur la gauche, se trouve un ensemble de personnages représentant les prophètes juifs. Ces derniers symbolisent la première alliance que Dieu scelle avec le peuple hébreu. La droite de la composition présente pour sa part les apôtres et les saints symbolisant la seconde alliance, réalisée par le Christ. En somme, il s’agit des deux moments de l’unique alliance entre Dieu et l’humanité, puisque l’ensemble des croyants vient vers l’Agneau pour l’adorer. On remarque également une fontaine octogonale qui sépare les deux groupes de personnages. Elle symbolise ce que Jean décrit dans l’Apocalypse (22,1): le fleuve de vie qui irrigue la Jérusalem céleste afin d’assurer la guérison des nations.