Photo: Unsplash - CC.
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Vie ou mort du regard chrétien de Rina Lasnier? [2/3]

Un texte d’Émilie Théorêt

« Tant d’originalité confond, surtout à un moment de l’histoire canadienne où la religion, apparemment bien installée dans ses routines séculaires, est à la veille de perdre beaucoup de son importance et de ses privilèges. »

– André Brochu

Le Verbe  vous propose une incursion en trois temps dans l’univers de l’écrivaine Rina Lasnier. Afin d’apprivoiser cette œuvre majeure de l’histoire littéraire québécoise, une première partie s’attache à la trajectoire de l’auteure, une deuxième permet d’apprivoiser son écriture à travers quelques textes, alors qu’une dernière offre une analyse de l’œuvre.

Dans la première partie de cette série d’articles sur l’écrivaine québécoise Rina Lasnier, on suggérait en conclusion que les archétypes chrétiens regagnent une force nouvelle pour la connaissance de soi et du monde [1] alors que le christianisme lui-même ne constitue plus la base de l’éducation et du climat social du Québec. En d’autres mots, le pouvoir des images poétiques de Lasnier se trouve renouvelé auprès des jeunes générations qui ne sont plus saturées par l’imaginaire chrétien.

En même temps que l’on se fait cette réflexion, une seconde pensée apparait et lui fait contrepoids : ce regard nouveau sur l’univers lasnien est aussi et, par le fait-même, complètement ignorant de la culture chrétienne nécessaire à la compréhension de cette même poésie. De fait, cette œuvre sollicite des connaissances bibliques que les plus jeunes possèdent de moins en moins, voire même pas du tout.

Y’a-t-il lieu de se réjouir ou de s’inquiéter de ces changements sociaux pour la pérennité de cette œuvre poétique?

Il faut certainement avoir confiance dans les qualités littéraires de celle-ci. Il y a chez Lasnier une originalité qui devrait passer outre tout dédain en regard du christianisme. Car, bien qu’indissociable de cette foi chrétienne, l’œuvre de Lasnier est d’une telle richesse (diversité du vocabulaire, maitrise de la langue française – et anglaise! – ainsi que de tous les genres poétiques exploités, connaissance de l’histoire de la poésie, somptuosité des images, originalité) qu’il serait dommage de la bouder.

Il n’y a rien de convenu dans cette poésie.

Pour goûter à l’originalité de celle-ci, trois extraits de l’œuvre ont été sélectionnés. Ce choix de textes relativement arbitraire permettra un contact avec l’œuvre, ainsi qu’un survol rapide de celle-ci, mais aussi de mieux comprendre la troisième et dernière partie de cette série d’articles sur Rina Lasnier qui paraitra sous peu et dans laquelle, il sera présenté une analyse de texte.

Des débuts à l’œuvre plus personnelle

Le premier extrait est tiré du recueil de poésie Le Chant de la montée (1947).Ce récit poétique reprend essentiellement une histoire biblique tirée de la Genèse. Empruntant également au livre du Cantique des cantiques, Lasnier réécrit ici l’histoire d’amour entre Rachel et Jacob, en prenant le point de vue de la femme de l’Ancien Testament.

Maintenant que ton baiser, ô Bien-Aimé, a réveillé l’eau secrète de l’amour longtemps couchée sur la pierre du silence,

maintenant que cette eau ardente, amassée goutte à goutte dans l’outre de la terre, s’est liée en une source irrépressible,

laisse-la jaillir!

colonne candide et sonore entre les parois des ciels proches.

Ô fille humble, te voilà délivrée du piège obscur de l’argile,

te voilà debout et droite comme la vierge sous l’amphore;

parce que tu as été remuée par l’esprit du désir, tu ne dormiras jamais plus.

Le Bien-Aimé vient de t’engager dans le cycle terrible de la soif!

Soif de la bouche et du cœur; ô fleuve de la fraîcheur sur la rive des lèvres!

Soif torrentielle de la parole créatrice, folle de communiquer la Sagesse! [….] [2]

Ce neuvième ouvrage de Lasnier constitue aux yeux de plusieurs un point culminant dans son œuvre jusqu’ici attachée aux sujets religieux. Bien qu’incontournable, la référence biblique permet à l’écrivaine d’établir plus clairement son projet et son rapport personnel à l’écriture. Comme on le voit dans la fin de cet extrait, l’amour et le désir de Rachel sont le reflet de la soif d’écrire qui tenaille l’auteure et qui ne trouve de repos que dans le don total de soi (en fin de recueil).

La fécondité n’est possible que dans la mort à soi.

La période centrale

Le Chant de la montée clôt donc en quelque sorte les débuts de l’œuvre de Lasnier en même temps qu’il annonce une période que certains qualifient de « faste »[3]. Bien que toujours inspirée par la foi chrétienne, la poésie prend plus de liberté, ne semble plus restreinte dans le thème religieux. Cette phase d’écriture se caractérise par des poèmes beaucoup plus personnels et de longue haleine avec des recueils tels qu’Escales (1950), Présence de l’absence(1956), Mémoire sans jours (1960) et Les Gisants (1963).

Le deuxième extrait proposé est tiré du poème le plus connu de Lasnier. Il s’agit de La Malemer, poème d’ouverture de Mémoire sans jours. Selon plusieurs, ce poème comporte ce que l’on nomme l’art du poème, c’est-à-dire qu’il exprime ce que devrait être le poème en même temps qu’il en donne l’exemple. On y voit également le chef-d’œuvre de Lasnier.

Je descendrai jusque sous la malemer où la nuit jouxte la nuit – jusqu’au creuset où la mer forme elle-même son malheur,

sous cette amnésique nuit de la malemer qui ne se souvient plus de l’étreinte de la terre,

ni de celle de la lumière quand les eaux naissaient au chaos flexueux de l’air,

quand Dieu les couvrait du firmament de ses deux mains – avant la contradiction du Souffle sur les eaux,

avant ce baiser sur la mer pour dessouder la mer d’avec la mer – avant le frai poissonneux de la Parole au ventre de l’eau la plus basse,

avant la division des eaux par la lame de la lumière – avant l’antagonisme des eaux par l’avarice de la lumière. [4]

Ce vaste poème divisé en trois parties illustre le voyage de la poète dans les profondeurs d’elle-même en quête d’images poétiques nouvelles. Le résultat est somptueux et la métaphore marine est riche, tant sur le plan de la langue, que sur celui de la sémantique. À la lecture du poème, les réseaux de sens se multiplient et se complexifient.

La période de resserrement

Ce thème de l’eau persiste tout au long de l’œuvre littéraire de Lasnier. En fait, la nature en général y est importante et le thème de l’arbre en particulier y est aussi fort prégnant. Pour conclure cette série d’extraits, voici donc un poème issu du recueil L’Arbre blanc (1966). Il caractérise une production poétique beaucoup plus minimaliste, mais tout aussi riche sur le plan de la langue et du symbolisme.

L’arbre incanté d’une neige sans cesse survenante,

et l’arbre est un souffle inspiré d’un masque de soie

et non plus l’œuvre de l’ombre sous un fouillis de feuilles;

par l’énergie du froid la neige a doublé sa pureté

et toute futaille blanche est le trépied du songe.

Moulé dans cette noblesse marginale et décharnée,

l’arbre est pareil à l’âme dans le gain de la mort

et pareil à l’amour dans la stature de sa fable;

l’arbre a pris chair de spectre pour grandir

et joindre le lac vertical de l’horizon bleui.

Qui donc s’est fait le transvaseur de l’hydromel des vents,

de ces neiges en volutes, de ce vin éventé de l’hiver,

sinon le vent simulateur de voyance et de vêture,

et l’arbre fraudé est une fuite de vipères blanches… [5]

 

Présence de l’absence

À travers l’arbre, c’est à un autre thème central de l’œuvre de Lasnier que nous touchons aussi, celui de l’ombre. En fait, avec l’ombre, c’est la fameuse « présence de l’absence » qui entre ici en jeux (on se rappellera le recueil du même nom).

Comment vivre en poésie? En concevant l’écriture comme une forme d’ascèse.

Déjà en 1941, dans Images et proses, on pouvait lire : « L’arbre a besoin de l’ombre pour rafraîchir » [6].  Inversant les rapports de causalité, Lasnier met en place l’un des grands paradigmes de son œuvre.

Il faudra donc lire et méditer la poésie de Lasnier pour saisir que la présence de l’absence éclaire les grands thèmes de la soif, de l’amour, du plein et du vide et bien d’autres encore qui traversent sa poésie.

Cetteprésence de l’absenceparle également et surtout du rapport de la poète à l’écriture. Comment vivre en poésie, demandait Lasnier dans l’avant-dire de Poèmes I ? En concevant l’écriture comme une forme d’ascèse [7]. Jean-Pierre Issenhuth écrivait justement : « [Pour Rina Lasnier] l’abondance était synonyme de générosité. Écrire beaucoup, publier beaucoup, c’était donner sans compter. » [8]

Une telle générosité n’est-elle pas gage de vie?

_______

Notes:

[1] Je paraphrase ici Clément Moisan que je citais intégralement dans la première partie de cette série de textes sur Rina Lasnier. (Moisan, Clément, « Rina Lasnier et Margaret Avison », dans Liberté, novembre-décembre 1976, p. 24).

[2] Rina Lanier, Poème I, Fides (coll. du Nénuphar), 1972, p. 99.

[3] Rina Lanier, Poème II, Fides (coll. du Nénuphar), 1972, p. 11.

[4] Biron, Dumont, Nardout-Lafarge, Histoire de la littérature québécoise, Montréal, Boréal, 2007.

[5] « L’Arbre blanc », dans Poème II, Fides (coll. du Nénuphar) 1972, Montréal, p. 220.

[6] Rina Lasnier, dans Poème I, Montréal, Fides (coll. Nénuphar), 1972, p. 23.

[7] Rina Lasnier, « Avant-dire », dans Poème I, Montréal, Fides (coll. Nénuphar), 1972, p. 9.

[8] Jean-Pierre Issenhut, « Aperçus », dans Liberté, Volume 40, Number 3, Juin 1998, p. 75-76.

Émilie Théorêt

Émilie Théorêt détient un doctorat en études littéraires. En historienne de la littérature, elle aime interroger les choix qui ont façonné et qui façonnent encore la société québécoise.