Photo: Guillaume Morin
Photo: Guillaume Morin

Tabarnak: blasphème ou coup de génie?

Présenté dans le cadre du Festival Montréal Complètement Cirque, le dernier spectacle du Cirque Alfonse s’intitule Tabarnak. Avant même que le spectacle ne commence, le titre semble donner le ton.

Et lorsque l’on réalise que l’action se déroule dans le cœur d’une église devant un vitrail géant qui domine la scène avec des personnages en habits de curé, on se dit que la messe est dite!

Cependant, dès le début de la performance, le spectateur est invité à réfléchir et il se pose la question suivante : pourquoi, en 2017, aller puiser dans le catholicisme l’inspiration nécessaire à la création d’un décor de spectacle de cirque?

À une époque où le zeitgeist est celui de l’anticléricalisme incarné par l’homme déraciné et désenchanté, le choix du Cirque Alfonse peut surprendre. C’est pourtant précisément là que se situe son génie.

En effet, alors que de nombreuses créations artistiques excellent dans leur recherche de prouesses acrobatiques qu’il faut toujours pousser plus loin afin de surprendre le public toujours un peu plus, ces dernières ne sont souvent qu’une fin en soi et ne sont réalisées que pour elles-mêmes, sans égard à leur sens. Ces créations ne s’inscrivent donc dans rien et transpirent un nihilisme évident.

C’est le paradigme postmoderne appliqué à la création artistique : il ne se préoccupe plus du passé et rompt toute inscription de la création artistique dans une trame historique qui la précède.

Le grand récit

À ce titre, l’historien de l’art Denys Riout disait : « (…) la postmodernité, notion floue, mais dont tous les commentateurs s’accordent à constater qu’elle entérine la mort des grands récits »*.

Or, le Cirque Alfonse, en montant son spectacle dans un décor catholique, reconnecte avec l’impératif d’ancrage de la création artistique dans un grand récit, dans notre cas le catholicisme. Il offre ainsi un cadre qui va permettre de donner un sens aux acrobaties et aux différents numéros réalisés par ses artistes.

Ainsi, tel numéro de pyramide humaine ne sera pas que la superposition d’individus afin d’aller le plus haut possible, mais sera une représentation de l’arc-ogive des églises et des cathédrales (les spécialistes de l’architecture remarqueront aussi comment les acrobates se servent du même procédé que la clé de voûte pour faire tenir leur pyramide humaine).

Tel autre numéro ne sera pas qu’une acrobatie dans laquelle une personne est projetée en plein air entre les jambes d’une femme, mais sera une réflexion sur la naissance et le baptême. Le décor religieux est donc ce qui permet aux numéros d’avoir un sens.

D’aucuns se demanderont alors quelle place occupe la foi dans l’esprit des fondateurs du Cirque Alfonse. Aucune, si l’on en croit les dires d’un de ses cofondateurs, Antoine Carabinier. Leur rapport au catholicisme est donc avant tout culturel : c’est un rapport aux racines et à l’héritage, trop souvent malmenés au Québec.

L’objectif : faire réfléchir les spectateurs sur leur rapport à l’histoire du Québec – dont l’Église catholique est partie intégrante.

Le Cirque Alfonse nous rappelle donc ce que le Québec a perdu. L’objectif de Tabarnak est donc de faire réfléchir les spectateurs sur leur rapport à l’histoire du Québec, histoire dont l’Église catholique est partie intégrante. Alors que le Québec est l’archétype de la société postmoderne déracinée, le choix du Cirque Alfonse est audacieux et mérite d’être souligné.

Mais la mission est-elle accomplie?

La réponse est oui. Grâce à l’humour, le spectateur est captivé et le Cirque Alfonse arrive à faire passer son message. Chaque numéro est entrecoupé de prières de notre enfance qui agissent comme des interludes (dont le Notre-Père, récité dans toutes les langues, incluant l’arabe, ce qui nous rappelle que le message du Christ est présent partout), et les termes sont quelques fois détournés en jeu de mots (« (…) Et kyrie…il a crié! »).

Mais alors, y a-t-il blasphème? Oui, probablement.

Certaines chansons jouent aussi avec la symbolique chrétienne, comme le sang du Christ (« Ah vive le bon vin, dès qu’on en goute un peu, tout brille dans nos yeux »). Bref, le Cirque Alfonse s’amuse, et le public avec. Mais alors, y a-t-il blasphème? Oui, probablement. Cette question a d’ailleurs été une source de préoccupation chez les créateurs de ce spectacle.

Mais on est tenté de les pardonner tant leurs intentions sont bonnes.

Rejets et racines

Il n’en demeure pas moins que Tabarnak reflète aussi l’ambivalence qu’entretiennent les Québécois avec leur histoire et leur héritage catholique. La violence du rejet du catholicisme au Québec a entrainé en même temps le rejet massif d’un héritage culturel et civilisationnel faisant du Québec une société certes sécularisée, mais nihiliste à de nombreux égards.

Néanmoins, la persistance du sacre « tabarnak » dans le langage courant et les initiatives comme celle du Cirque Alfonse démontrent bien la difficulté de s’affranchir complètement de ses racines et le besoin d’y retourner. La question devient alors de savoir si la reconnexion du Québec avec son héritage culturel et civilisationnel catholique auquel semble appeler le Cirque Alfonse pourra faire l’économie d’une reconnexion spirituelle ou religieuse.

Quoi qu’il en soit, Tabarnak a beau être le nom de ce spectacle, un mot entré dans le langage courant comme résurgence d’un passé catholique, il est aussi le sacre qu’on entend à la fin de la représentation tellement les spectateurs ont passé une bonne soirée!

Note :

* Denys Rioux, « Qu’est-ce que l’art moderne? », Paris : Gallimard (collection Folio Essais), 2000, p. 18.

Étienne-Lazare Gérôme

Étienne-Lazare Gérôme collabore au Verbe depuis 2017. Adepte d'un ton franc, direct, et souvent tranché, sa plume aiguisée est singulière, mais fait toujours montre de justesse, de compassion, et d'empathie.