pierre manent
Illustration: Émilie Dubern/Le Verbe

Le pari de Pierre Manent

Pierre Manent est l’une des grandes figures contemporaines de la philosophie politique en France. Élève de Raymond Aron, professeur retraité de l’École des hautes études en sciences sociales, membre de l’Académie catholique de France, il s’efforce, dans ses livres, de penser l’évolution politique que représente l’avènement de la modernité à la lumière d’une fine lecture des auteurs clés de la tradition libérale, ainsi que de l’éclairage apporté par l’anthropologie chrétienne et la théorie classique de la loi naturelle. Dans son dernier ouvrage, Pascal et la proposition chrétienne, il fait le pari de rendre audible le message du christianisme à nos contemporains au moyen de la pensée du philosophe Blaise Pascal.

La confrontation avec Blaise Pascal est un passage obligé du deuxième cours de philosophie au collégial. Ceux qui ont fréquenté le Cégep s’en souviennent peut-être, ce cours a pour titre «L’être humain». Pascal propose un discours philosophique sur l’être humain qui laisse rarement les étudiants indifférents. À côté de l’ambitieux projet cartésien de maitrise du monde au moyen de la technique, le rappel pascalien de notre triste et inéluctable condition mortelle fait l’effet d’une douche froide le matin; Pascal nous réveille, mais c’est pénible: «Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais.» [1] Néanmoins, après le semblant de crise existentielle provoquée par la lecture des fragments de ce genre, rares sont ceux qui accordent le moindre crédit à la solution de Pascal pour en sortir. La proposition chrétienne, que Pascal fait sienne, est inaudible pour nos oreilles modernes.

Pierre Manent et la proposition chrétienne

C’est le constat que fait le philosophe politique Pierre Manent dans son dernier livre, Pascal et la proposition chrétienne. Pourquoi donc les Occidentaux sont-ils maintenant incapables de seulement envisager comme possible la vérité d’une religion qui fut la leur tout au long de leur histoire et encore jusqu’à très récemment? Il en est ainsi en raison de la reconfiguration de notre vie politique entrainée par le libéralisme.

Le dispositif politique libéral, d’abord pensé comme un outil pour pacifier les relations entre les factions politicoreligieuses, est devenu un ensemble moral porteur d’une finalité intrinsèque. L’interdiction pour l’État de se faire le véhicule d’une conception forte du sens ultime de la vie humaine, interdiction au fondement du libéralisme, a été intériorisée par les individus et projetée sur toutes les institutions de la société civile: «La neutralité de l’État s’est étendue à la société elle-même, à toutes les institutions fondées sur une certaine  »idée du bien ».»[2] Ainsi, la neutralité étatique libérale est devenue la norme à tous les niveaux de la société. Aujourd’hui, une institution qui prétendrait offrir une conception universelle et substantielle de l’homme, de ce qu’il est ou devrait s’efforcer de devenir, se ferait nécessairement opposer l’idée d’une liberté individuelle radicalement autonome et donc, toujours capable de se redéfinir, indépendamment de toute norme prétendument universelle. En somme, pense l’homme contemporain, qui peut prétendre qu’une vérité anthropologique morale et religieuse vaut pour tous? Une telle vérité n’existe pas, car cela brimerait le droit à l’autodétermination des individus, ce qui serait immoral parce qu’intolérant. D’outil politique conçu pour éviter l’enfer des guerres de religion, le libéralisme s’est constitué en morale relativiste de la tolérance. En démocratie libérale, la neutralité est une fin en soi, une valeur suprême qui garantit l’autonomie du sujet.

[Dieu] déclare être la Vérité même. Le sujet autonome et créateur de soi ne saurait donc prêter l’oreille à la proposition chrétienne portée par l’Église sans se renier.

Or, le «Dieu ami des hommes» ne s’offre pas comme un choix individuel et dont la vérité serait soumise aux caprices de notre volonté. Précisément, Il déclare être la Vérité même. Le sujet autonome et créateur de soi ne saurait donc prêter l’oreille à la proposition chrétienne portée par l’Église sans se renier. Comme le dit Pierre Manent: «Nous nous sommes rendus incapables d’aborder sérieusement la question la plus haute et la plus urgente que l’animal rationnel puisse se poser, nous l’avons laissée pour ainsi dire dépérir entre nos mains faibles et timides, et désormais honteuses.»

Soit, nous ne sommes plus réceptifs à la religion chrétienne. Mais pourquoi reproposer à nos esprits rétifs cette proposition qui nous répugne? Et pourquoi en passer par Pascal? Manent ne pouvait-il pas développer par lui-même un discours apologétique actuel et donc, en théorie, mieux adapté à notre époque? Blaise Pascal a vécu au moment où la modernité politique s’est instituée avec la création de l’État souverain. Il a reformulé le premier la proposition chrétienne pour être entendu des hommes modernes qui ne veulent plus l’entendre. C’est pour cette raison que Manent a cherché son appui:

Au moment même où l’Europe s’engageait de toutes ses forces dans la construction des instruments intellectuels et politiques du règne de l’homme, Pascal et le jansénisme réaffirment le malheur et l’injustice de l’homme séparé de Dieu, l’urgence du salut, le pouvoir de la grâce. Au moment où l’Église catholique était poussée et s’installait dans une posture défensive, ils redonnent à sa parole une clarté, une franchise, un naturel qui éveillent encore notre émotion et suscitent notre intérêt alors même que nous nous sommes organisés pour que rien dans notre vie commune n’évoque ni n’appuie la possibilité de Dieu.

La proposition de Pascal

Pierre Manent décline la proposition de Pascal à travers son livre en dix chapitres très denses et dont l’unité est parfois difficilement perceptible. Mais, après tout, présenter la foi chrétienne de façon convaincante et en signalant la faiblesse de nos réticences à son égard est une tâche éminemment complexe. Manent réussit, cependant, en revisitant avec clarté et profondeur la majorité des grands thèmes qui occupent Pascal: preuves de Dieu, péché originel, grandeur et misère de la condition humaine, liberté et grâce, nécessité de la médiation du Christ pour obtenir le salut, importance et nature du témoignage d’Israël.

Le lecteur trouvera dans ce livre des éclaircissements sur le fameux pari de Pascal et la portée réelle des preuves pascaliennes de Dieu. Celles-ci visent une rectification de la volonté face à la possibilité d’une «infinité de vie infiniment heureuse»: «L’argument du pari veut faire sentir à celui qui s’aime lui-même d’un amour sans limite que cet amour n’est pas raisonnable, qu’il offusque et rétrécit la perspective de l’homme agissant: il doit desserrer ce frein qu’il croit celui de la raison alors qu’il est celui de l’amour de soi – amour aveugle et dur.» C’est surtout en œuvrant sur le plan de la volonté que Pascal est convaincant. Il sait que «l’ordre de la chair», de la concupiscence et de la force est l’ordre humain. En s’adressant d’abord au cœur, sans toutefois outrer la raison, Pascal propose efficacement la vérité chrétienne.

Pascal, penseur politique

Il serait impossible de résumer ici l’entièreté des développements de Manent sur Pascal. Un chapitre qui m’a semblé particulièrement original est celui intitulé «Force et justice de l’ordre». C’est dans ce chapitre, il me semble, que Pierre Manent fait le mieux sentir l’acuité et la richesse de son regard de philosophe du politique. De fait, Pascal n’est pas souvent lu comme un penseur politique. À travers une comparaison avec Thomas Hobbes, Manent fait apparaitre Pascal comme un véritable réaliste sur le plan politique. Contre les contractualistes, qui veulent établir ex nihilo un ordre politique juste, à partir d’un état de nature apolitique et amoral – c’est le cas de Hobbes avec son Léviathan –, Pascal estime que l’injustice et la justice sont attachées de manière nécessaire à la condition humaine.

La condition naturelle de l’homme est toujours déjà politique, et donc toujours située dans un équilibre plus ou moins juste entre ceux qui exercent le commandement et ceux qui obéissent. Il ne s’agit donc pas, par la participation à la vie politique, d’établir le règne de la justice, mais de convertir son regard et de modérer ses attentes quant à l’ordre temporel. Or, seule la religion chrétienne peut faire cela, puisqu’elle enseigne à chaque homme qu’il est pécheur et donc, qu’il ne lui revient pas de faire advenir la justice parfaite en condamnant ses semblables: «Le chrétien parfait sait que le bon grain et l’ivraie poussent ensemble et qu’il est pour le moins imprudent, et sans doute impie, de donner à l’homme social mandat pour accomplir cette discrimination qui est réservée à la justice divine.» Plus loin, il dira encore: «Cette condition intermédiaire et divisée, ce mouvement incessant d’“humiliation” et d’“élévation”, interdisent au chrétien d’adhérer sans réserve à aucune des “théories de la justice” qui ont la faveur de l’opinion sociale.»

Grandeur de l’homme

Avec Pascal et la proposition chrétienne, Pierre Manent accomplit un projet qu’il portait depuis plusieurs années. On sent qu’il est solidaire de la proposition chrétienne de Pascal et qu’il œuvre à abattre les obstacles pour qu’elle soit à nouveau intelligible pour nous. La force du livre est de faire sentir, grâce à Pascal, cette «grandeur de l’âme humaine» lorsqu’elle se tourne vers Dieu. Le chrétien et le non-chrétien y trouveront l’aide nécessaire pour suivre Pascal à la lettre et redécouvrir l’urgence de se positionner sérieusement quant à Dieu: «Il faut parier. Cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué.»


[1] Blaise Pascal, Pensées, fragment 165. L’édition électronique des Pensées de Blaise Pascal est disponible en ligne sur le site:http://www.penseesdepascal.fr/. Je cite ici les Pensées en donnant le numéro du fragment correspondant à la numérotation de l’éditeur Lafuma.

[2] Pierre Manent, Pascal et la proposition chrétienne, Paris, Grasset, 2022. Toutes les citations de Pierre Manent sont tirées de ce livre.

Olivier Duchesne-Pelletier

Olivier est père de famille, professeur de philosophie au collégial et enseignant de français au secondaire.