Photo: Image du film Les innocentes (tirée de Facebook)
Photo: Image du film Les innocentes (tirée de Facebook)

Les innocentes

De loin c’est quelque chose, et de près ce n’est rien.

– La Fontaine

Pologne, 1945. Des soldats de l’armée soviétique ont envahi un couvent de bénédictines et violé les religieuses à répétition pendant trois jours. Elles auraient dû être fusillées ; elles ont survécu. Plusieurs sont devenues enceintes. Dans neuf mois viendront les accouchements, et avec eux le déshonneur du couvent où le vœu de chasteté a été rompu.

Telle est la trame de fond du dernier film d’Anne Fontaine, qui est sorti la semaine dernière au Québec. L’idée est originale ; on pense à une sorte de pendant féminin à Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois : l’Histoire avec sa grande hache, comme disait Georges Perec, s’invite brutalement dans le quotidien d’une communauté religieuse pour révéler les âmes et éprouver leur foi.

Le film commence neuf mois après le viol. Les religieuses sont contraintes de trouver d’urgence un médecin pour accoucher l’une des leurs par césarienne. Impossible de demander le secours d’un médecin russe ou polonais : on saurait alors ce qui s’est passé, et cela mettrait le couvent en péril. On tombe enfin sur une jeune médecin de la Croix Rouge française, Madeleine Pauliac, qui accepte de venir en aide aux bénédictines et de garder leur secret ; à partir de ce moment, son destin devient lié à celui des religieuses, qu’elle accompagne dans leurs drames intérieurs.

Madeleine Pauliac, belle, jeune, athée, modeste, sympathisante communiste, libertine sans excès, toute vibrante d’humanitarisme, bref une bonne moderne comme nous en connaissons plein, qui travaillerait probablement aujourd’hui pour médecins sans frontières au Burundi ou au Burkina Faso, et qui n’a aucun défaut, si ce n’est celui de ne croire en rien (et la mécréance n’est pas très incriminante aux yeux des modernes que nous sommes), — Madeleine Pauliac, donc, est la figure centrale des Innocentes.

C’est d’ailleurs de son journal intime que le scénario du film a été tiré. Pour le meilleur et pour le pire.

Pour le meilleur, parce qu’une idée aussi originale et saisissante ne s’invente pas.

Pour le pire, parce qu’en voulant rester fidèle aux données du journal intime, on a transformé une bonne idée en un mauvais film. Il n’y a aucune unité d’action, aucune unité d’obstacle, que du temps qui s’écoule en nous conduisant d’accouchement en accouchement en accouchement en accouchement et j’en passe.

Oui mais, dira-t-on, c’est parce que cela s’est passé ainsi, c’est la vérité historique. Eh bien, laissons à l’histoire et aux documents historiques « la vérité historique », c’est-à-dire la chronologie des événements, et demandons aux œuvres de fiction (puisque nous avons affaire à une œuvre de fiction) la vérité que la fiction seule peut nous donner à travers des conflits, des perspectives, des obstacles, — à travers ce qu’on appelait jusqu’à tout récemment une action.

Ce ne sont pourtant pas là des matériaux qui manquent dans Les Innocentes. Mais tout est si mal organisé qu’on perd vite intérêt et on se surprend bientôt à consulter sa montre.

Le seul fil conducteur, si encore c’en est un, ce sont les visites de Madeleine Pauliac qui doit se rendre au couvent à l’insu de ses supérieurs et de ses collègues. Se fera-t-elle surprendre ? Comment justifiera-t-elle ses expéditions nocturnes ? Le spectateur s’en fiche, puisque l’intérêt n’est pas là. D’ailleurs la réalisatrice semble s’en ficher elle aussi puisque, à la fin du film, Madeleine Pauliac met un de ses collègues dans le secret et l’introduit au couvent sans qu’on s’en formalise, sinon pour la forme. On a l’impression que toute cette histoire de secret n’avait pas tellement d’importance après tout.

On présente le couvent comme un milieu obéissant à une discipline, à des règles très strictes, voire absurdes d’un point de vue extérieur…

Ce n’est pas la seule des incohérences, mais elle donne le ton des autres. On présente le couvent comme un milieu obéissant à une discipline, à des règles très strictes, voire absurdes d’un point de vue extérieur (celui de Madeleine Pauliac et du spectateur), puis, une fois qu’on s’est accoutumé à la couleur locale, autrement dit une fois que le point de vue extérieur a bien pénétré dans le couvent, on fait fi de la discipline et des règles, comme si elles étaient aussi absurdes qu’elles nous avaient paru l’être au premier abord.

Ce qui intéresse la réalisatrice dans l’histoire des Innocentes, c’est la manière dont les religieuses réagissent à la contradiction entre leur maternité et leur vœu de chasteté. Mais cette contradiction ne la retient qu’un moment ; elle est bientôt remplacée par une vague célébration de la vie. D’ailleurs, tout au long du film, on se demande ce qui retient Madeleine Pauliac auprès des religieuses. Pourquoi risque-t-elle sa vie pour les aider ? Est-ce l’amitié ? Est-ce la foi ? Est-ce la Providence ? Non, c’est l’amour de la vie. C’est sur ce point que les religieuses et elle se rejoignent, même si tout le reste les sépare. Et cette histoire se conclut sur une morale de gomme balloune.

[NDLR: la suite du texte contient des renseignements divulgâcheurs.]

À la fin, le couvent se transforme en pouponnière, et tout le monde est heureux. Les enfants s’amusent, on ne parle pas trop de Dieu, et on prend ses aises avec la discipline monastique. Ajoutez une touche de diversité sexuelle et/ou ethnique et vous avez une publicité de Québec Solidaire.

*

Les données de base de l’histoire sont si exceptionnelles que le film suscite de grandes attentes, mais il est construit si pauvrement, et il manque tant d’élévation qu’il en devient d’autant plus raté.

Le personnage de la mère abbesse, par exemple, est celui qui a le plus de relief ; on sent, par moments, les mouvements intérieurs d’une âme ; mais il est traité de manière si superficielle qu’on a envie de gifler les scénaristes. Dans son obstination folle à défendre l’honneur du couvent, la mère abbesse choisit d’emporter au loin les nouveau-nés et de les abandonner à la Providence. À la fin, lorsqu’on apprend la vérité et que les sœurs l’accusent de meurtre, elle a cette réplique sidérante : « Je me suis damnée pour vous sauver. » Mais elle n’a droit à aucune compassion.

À la fin du film, on la voit souffrir de la syphilis qu’elle a contractée lorsqu’elle a été violée, dans une indifférence qu’on juge bien méritée. N’aurait-il pas été plus intéressant de la montrer refusant les traitements et appelant sur elle les souffrances pour expier son crime ?

La foi, confie-t-elle, c’est vingt-quatre heures de doute et une minute d’espérance.

Autre personnage prometteur, celui de la religieuse Maria, une ancienne femme du monde avec qui Madeleine Pauliac se lie d’amitié. « La foi, confie-t-elle, c’est vingt-quatre heures de doute et une minute d’espérance. » Et pour illustrer cette idée, elle a cette analogie admirable : « La foi, c’est comme un enfant qui tient la main de son père. Il se sent en confiance et en sûreté. Mais quand il grandit, son père retire sa main. Et il n’y a plus que l’angoisse et l’obscurité. »

On a placé dans la bouche de ce personnage des paroles admirables, mais qui ne lui correspondent nullement. On ne voit rien de cette foi qui doute. Auprès de Madeleine Pauliac, sœur Maria semble se complaire dans ses souvenirs de femme du monde. Elle accueille d’ailleurs avec joie la transformation du couvent en pouponnière.

Les âmes désireuses de s’élever au-dessus de la médiocrité commune trouveront donc plus de profit à ouvrir un livre de Bernanos ou de Simone Weil qu’à regarder les Innocentes.

Michaël Fortier

Michaël Fortier détient une maitrise en littérature française. Son mémoire porte sur les écrivains catholiques français. Il poursuit des études en droit.