(Wikimedia CC)
(Wikimedia CC)

Leçon d’autodéfense anti-maoïste

La soledad nos enseña a ser intelectualmente más honestos, pero nos induce a ser intelectualmente menos corteses.

La solitude nous apprend à être plus honnête intellectuellement, mais elle nous conduit à être intellectuellement moins courtois.

Nicolás Gómez Dávila

On se souvient de Simon Leys (1935-2014) pour ses pamphlets pleins d’une ironie féroce dirigés contre les inénarrables panégyristes du président Mao, espèce affligeante, aujourd’hui éteinte, qui peupla un temps les quartiers latins, les comités de rédaction et quantité d’autres cloaques idéologiques dangereusement idiotifiés par cinq décennies d’agit-prop marxiste-léniniste.

Les amateurs d’émissions littéraires ou les dévoreurs d’archives télévisuelles glanées sur internet au gré des recherches, les dimanches, gardent aussi un souvenir jouissif de son premier passage sur le plateau d’Apostrophes, en 1983.

À cette occasion, il critiqua sans haine aucune, mais sans ménagement non plus, l’aveuglement partisan, proprement délirant, dont fit montre durant un temps l’ex-militante maoïste assise devant lui. Par ricochet, c’est toute la ribambelle des intellos occidentaux épris de Mao qui en prit pour son grade.

Qu’est-ce que le maoïsme occidental?

Plusieurs esprits fourvoyés dans le désert déréalisant du matérialisme dialectique avaient succombé à cette mode estudiantine qui consista essentiellement, de 1966 au début des années 1970, à réorienter vers le Grand Timonier le culte de latrie originellement voué à Staline, mais aussi à visionner du Jean-Luc Godard et, accessoirement, à porter, par pure coquetterie, un col Mao.

(Pierre Ryckmans - alias Simon Leys, Wikimedia CC)
(Pierre Ryckmans – alias Simon Leys, Wikimedia CC)

Ce renouvellement du stock des idoles avait été effectué, précisons-le, dans l’espoir que la lointaine et évanescente réalité chinoise servît un peu plus longtemps de support au fantasme communiste de la société sans classes – plus longtemps en tout cas que ne put le faire la moribonde Révolution d’Octobre et la morne grisaille soviétique dont elle accoucha, en plus du goulag, pour le plus grand malheur du lumpenprolétariat mondial.

Revenant des années plus tard sur cette mémorable algarade, où, le temps d’une rude leçon de chinois dispensée avec science, la vérité généralement bafouée prévalut magistralement face à l’invincible sottise de l’utopisme aveugle, Bernard Pivot confia ceci: « Peut-être Simon Leys a-t-il été, dans toute l’histoire d’Apostrophes, le seul homme vraiment indigné, qui ait laissé éclater son indignation avec une force exceptionnelle? » (1)

Le feu de l’indignation

L’indignation, ce sentiment térébrant qui ne demande qu’à jaillir, couvait chez Simon Leys depuis des années. Il avait longtemps été entretenu par tout ce que les maoïstes occidentaux (militants acnéiques, dialecticiens fumeux, écrivains crédules, journalistes à la solde, prêtres hérétiques, diplomates au repos) avaient pu dire de bêtises élogieuses et de navrantes imbécillités sur la « Révolution culturelle chinoise » (1966-1976), dans d’incessants accès d’adulation tout à fait symptomatiques de leur benoîte badauderie.

C’est mû par la puissance impérieuse de ce sentiment et avec le pressant concours d’un collègue sinologue, René Viénet (2), ayant découvert avec enthousiasme le trésor de documentation recueilli à Hong Kong par Simon Leys sur la Révolution culturelle, que ce discret spécialiste du lavis chinois se mit à écrire des pamphlets antimaoïstes tous plus mordants les uns que les autres, pamphlets qui le révélèrent au grand public et l’inscrivirent durablement dans le paysage intellectuel.

Parmi les fidèles téléspectateurs d’Apostorphes, ceux qui avaient été eux-mêmes désintoxiqués par les textes de Simon Leys au fil des années 70 savaient que l’indignation du savant sinologue avait déjà terrassé, dans le passé, quelques vénéneux colporteurs de chimères. On peut imaginer leur jubilation, lorsque le même sentiment refit surface, intact, sur le plateau d’Apostrophes, en ce jour de mai 1983 où l’occasion fut offerte à l’essayiste de confronter directement l’œuvre et les propos de l’écrivain et femme politique italienne Maria Antonietta Macciocchi (1922-2007), de passage en France.

Servie sur un plateau

Celle qui, douze ans plus tôt, en pleine vogue Mao, avait joué avec brio le rôle de pasionaria prochinoise, était sur le plateau d’Apostrophes en même temps que Leys pour mousser la traduction française de son autobiographie, intitulée Deux milles ans de bonheur. Le sinologue, quant à lui, faisait une escale en France pour promouvoir son plus récent opus, La forêt en feu (1983).

« Les réunir (27 mai 1983) était une initiative qui ressortissait plus au bon sens et à l’hygiène qu’au machiavélisme », expliquera plus tard Bernard Pivot (3). Pour Leys, ce fut en tout cas l’occasion de traiter prestement plus d’une décennie d’inepties en souffrance en s’adressant à cette représentante malgré elle de tous les anciens affidés du despote pékinois.

Adulatrice à moitié repentie de l’empereur rouge, Macciocchi confessait certes dans son livre être revenue de ses illusions, mais elle avait contre elle d’avoir commis un accablant pavé (De la Chine [1971]), qui avait été répandu partout et qui avait contribué plus que n’importe quelle autre publication peut-être à accréditer le mensonge maoïste en Occident (4).

Simon Leys profita de cette rencontre avec l’une des anciennes apologistes de la « Révolution culturelle » pour mettre les pendules à l’heure

Après des années de marginalisation intellectuelle – conséquence de ses prises de positions lucides – Simon Leys profita de cette rencontre longtemps différée avec l’une des anciennes apologistes de la « Révolution culturelle » pour, avec toute la véhémence qui l’habitait, mettre les pendules à l’heure (en tout respect pour la personne de Mme Macciocchi, tint-il à préciser juste avant de porter l’estocade).

Collision avec la vérité

Il procéda à la démolition en règle des idées de la communiste italienne en déclarant d’entrée de jeu: « Son ouvrage De la Chine, ce qu’on peut dire de plus charitable, c’est que c’est d’une stupidité totale; parce que si on ne l’accusait pas d’être stupide, il faudrait dire que c’est une escroquerie. » Le reste fut à l’avenant. Et il en résulta que les libraires qui avaient commandé des exemplaires de Deux mille ans de bonheur s’empressèrent, dès le lendemain, de les retourner au fournisseur.

Rencontrant Bernard Pivot à Rome dix ans plus tard, la pauvre dame confia qu’elle ne s’était jamais remise professionnellement de cette collision frontale avec la vérité (5).

Commentant l’épisode, Pivot déclara quant à lui: « En fait, elle a pris pour tous les intellectuels européens, les Français en particulier, qui faisaient le voyage de Pékin et qui en revenaient avec un livre de quatre cents pages pour vanter les mérites du maoïsme.  Il y en a eu beaucoup : Sartre, Simone de Beauvoir, Peyrefitte, Sollers, Kristeva… C’est effectivement injuste qu’elle ait pris pour tous les autres. […] Elle avait essuyé la fureur, la colère plutôt, mais la colère vraie et fondée de Simon Leys » (6).

Le sinologue n’avait évidemment pas cherché, par son intervention, à faire entrer Macchiochi de son vivant au purgatoire des lettres. S’il avait pu apostropher directement chacun des chantres du maoïsme et rétribuer chacun d’eux selon son dû, on peut être certain qu’il l’aurait fait, et l’infortunée italienne n’aurait pas été seule à subir ses foudres. Malheureusement pour elle, il n’en fut pas ainsi.

Le pur et l’impur

On se plaît pourtant à imaginer Leys dans une confrontation avec l’aréopage de ses détracteurs maoïstes. Fort de sa connaissance intime et de son amour immense de la Chine, il aurait pu les affronter tous en même temps lors d’une seule émission. Réfutant les arguments des uns et raillant la pédanterie des autres, il n’aurait fait qu’une bouchée de cette galerie d’illusionnistes. C’eût été tout un spectacle!

Ce spectacle ne relèvera jamais que de l’imagination, mais on peut revoir sa performance de 1983 et méditer consciencieusement son exemple, dans un contexte de régression intellectuelle gravissime, caractérisé par la résurgence du sectarisme d’extrême-gauche et la dominance de plus en plus prononcée, dans la psychologie des foules, de schèmes mentaux typiques des sociétés sacrales.

Nos sociétés sont revenues à des réflexes cognitifs prérationnels et mythologisants.

Dans ces anciennes sociétés symboliquement structurées autour des notions de pureté et d’impureté, la réalité sociale était soumise à une polarisation extrême. Cette polarisation induisait, au plan des représentations, une simplification à outrance de la complexité du monde. Or, nous observons,  dans nos sociétés prétendument affranchies de la religion, mais en réalité revenues à des réflexes cognitifs prérationnels et mythologisants, le même phénomène de polarisation simplificatrice, diabolisante et idéalisante (7).

Arithmétique et mimétique

Cette logique dichotomique était déjà à l’œuvre à l’époque où fleurissait la rhétorique maoïste et, de façon générale,  le discours communiste. Relatant son voyage en Chine, Maria Antonietta Macchiocchi n’avait-elle pas écrit, de manière tout à fait symptomatique, « qu’au bout de vingt jours là-bas on était « plongé jusqu’au cou » dans un « océan de pureté » »(8)? Difficile de trouver meilleur exemple d’idéalisation béate.

Quand on ne parvient plus à multiplier les purs, subsiste un dernier recours : soustraire les impurs.

On n’a, au demeurant, aucune peine à croire qu’il s’agissait d’un monde immaculé. À force d’exécuter par centaines et par milliers les hommes contaminés par le révisionnisme et le déviationnisme, il ne pouvait, après un certain temps, rester que les purs. C’est une simple question d’arithmétique. Et c’est une loi générale des révolutions. Quand on ne parvient plus à multiplier les purs, subsiste en dernier recours la solution la plus simple: soustraire les impurs.

Notre époque de liquidation générale des patrimoines physiques ou symboliques et de « Grand bond en avant » vers une humanité nouvelle affranchie de toutes les frontières, qu’elles soient géographiques, éthiques ou biologiques, n’en est pas là. Elle bannit les discours mais n’envisage pas d’additionner les soustractions de ce genre pour hâter l’avènement d’un monde paradisiaque et fusionnel, purgé des éléments indésirables.

Elle déplore bien sûr la présence, au milieu de la termitière, de fauteurs de divisions qui empêchent tant la sacralisation totale de quelques dogmes progressistes et diversitaires que l’émergence rapide de l’unanimisme souhaité; mais elle se sent trop portée par le sens de l’histoire, les promesses du meilleur des mondes lui semblent trop belles et trop irrésistibles pour qu’elle doute un instant que le processus mimétique à l’œuvre à l’école, dans les médias de masse et dans la société en général ne vienne à bout de la résistance désespérée de quelques réduits, où sévissent les récalcitrants ennemis du Progrès.

On se réjouit qu’elle fasse preuve d’une telle confiance.

*

[NDLR On peut aussi lire sur Le Verbe d’autres textes d’Alex La Salle sur Simon Leys (Simon Leys, le navigateur entre les mondes et Être méconnu des hommes) et écouter la chronique radiophonique consacrée à l’auteur.]

Notes :

(1) Bernard Pivot, Le métier de lire, 2001, p. 217.

(2) René Viénet raconte dans Causeur : « Au moment de son départ pour l’Australie – où Liu Ts’unYan l’avait invité pour son premier poste d’enseignant –, il me proposa lors d’un dîner chez lui à Kowloon – sorties d’un cageot à légumes – des liasses de copies carbones et des manuscrits de notes préparées pour le consul de Belgique, qui lui avait confié – travail d’étudiant localement recruté – le suivi de la politique et de la presse chinoises.

Regrettant que cette chronique reste enfouie dans les archives diplomatiques à Bruxelles, Pierre me suggéra d’en tirer un livre qu’il n’aurait pas le temps de mettre en forme en Australie. De ma collaboration avec l’édition parisienne pour différents ouvrages, il avait déduit – bien à tort – que je serais mieux à même que lui de tirer parti de ses notes.

Je refusai, bien sûr, et je n’eus de cesse qu’il m’envoie depuis Canberra, chapitre après chapitre, Les Habits neufs du Président Mao. »

(3) Bernard Pivot, Le métier de lire, 2001, p. 218.

(4) Il y a quelques années, on en trouvait encore copie dans le stock poussiéreux des libraires d’occasions de Montréal. Avis aux intéressés.

(5) Pivot : « Il se trouve que dix ans après, je me promenais dans Rome quand j’ai rencontré Macciocchi. Et j’ai eu une discussion très émouvante avec elle parce qu’elle m’a dit que sa carrière intellectuelle avait été brisée par cette émission.  Elle avait essuyé la fureur, la colère plutôt, mais la colère vraie et fondée de Simon Leys. » Cité dans le supplément au Magazine littéraire de novembre 2015 intitulé Les années Apostrophes, p. 10.

(6) Cité dans le supplément au Magazine littéraire de novembre 2015 intitulé Les années Apostrophes, p. 10.

(7) Sur ce sujet, voir l’inestimable essai de Philippe Nemo intitulé La régression intellectuelle de la France (Texquis, 2011), auquel j’ai emprunté cette analyse.

(8) Citation tirée du livre de Pierre Boncenne, Le parapluie de Simon Leys, p. 19.

Alex La Salle

Alex La Salle a étudié en philosophie, en théologie et détient une maîtrise en études françaises. Il travaille en pastorale au diocèse de Montréal.