Photo: Wikimedia/CC
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Le français, c’est du chinois?

Un texte de Charles-Valentin de la Roche-Jagu

Il faut jour et nuit se tenir sans sommeil / Pour que la parcelle de Verbe donnée / Soit préservée.

Armand Robin, Le monde d’une voix

De temps à autre, des voix s’élèvent pour chapitrer les Québécois sur le piètre usage qu’ils font de leur langue. Hier on blâmait le « joual », on blâme aujourd’hui le « franglais » et demain peut-être on blâmera l’anglo-américain tout court.

De temps à autre s’élèvent d’autres voix pour répondre aux premières que les langues évoluent, que leur évolution n’est pas un appauvrissement et qu’en conséquence il n’y a pas lieu de se formaliser de ce que les Québécois parlent comme ils parlent.

Cette opinion-ci est largement préférable à celle-là au point de vue de la carrière, des subventions et du traitement médiatique. J’en tiens pour preuve le succès de la linguiste Anne-Marie Beaudoin-Bégin, dont le dernier livre a eu un retentissement considérable en regard du peu d’intérêt que suscitent d’ordinaire les publications d’universitaires.

Un biscuit chinois providentiel… 

Ce livre s’intitule La langue affranchie. Se raccommoder avec l’évolution linguistique et il est atteint d’une préface de l’animateur radio-canadien Matthieu Dugal qui s’ouvre sur ces mots : « Tel un biscuit chinois providentiel… ».

J’évoque d’entrée de jeu ce détail édifiant dans l’espoir qu’il me dispensera de discuter sérieusement la thèse de l’ouvrage.

Pareille entreprise supposerait d’ailleurs qu’il y ait quelque chose comme une thèse ; or rien ne parait moins sûr, car la linguiste s’emploie surtout à transformer les postulats de sa science (« la langue évolue ») en affirmations polémiques (« laissons-la évoluer ! »). Son livre est une sorte de manifeste pour une langue débraillée. Le ton gouailleur en moins, il ressemble à celui que Marty Laforest avait publié il y a quelques années en réponse à Georges Dor : États d’âme, états de langue. Essai sur le français parlé au Québec.

La linguiste s’emploie surtout à transformer les postulats de sa science en affirmations polémiques.

Sous le couvert de la vulgarisation scientifique, ces linguistes détournent une approche descriptive (celle qui constate et étudie l’évolution des langues) à des fins prescriptives en préconisant une politique linguistique de non-intervention.

Cette déférence intégrale envers l’usage (tel qu’il a cours chez un peuple déraciné, ne lisant plus et ne demandant qu’à se perdre dans la culture américaine) est d’ailleurs assez curieuse, puisque nos deux linguistes savent fort bien ce que l’histoire des langues doit aux interventions humaines.

Dire excellemment les choses 

Certes, l’usage est souverain et la vie d’une langue tient d’abord à ceci qu’on la parle. Mais la langue a aussi ses législateurs. Autrefois, ce rôle était joué par l’aristocratie (quand Dante partait à la recherche du vulgaire illustre (1), quand Vaugelas souhaitait examiner le bon usage, ils se tournaient spontanément vers la Cour) et les écrivains. À propos de ces derniers, je rappelle qu’il y a 60 ans à peine, Félix-Antoine Savard pouvait encore définir leur métier comme « celui de dire excellemment les choses » (L’écrivain canadien et la langue française). « Nous sommes, ajoutait-il, par notre métier, les gardiens jaloux et vigilants du mot et de la syntaxe. » Définition stellaire pour quiconque fréquente un tant soit peu la littérature contemporaine.

Qui, aujourd’hui, occupe ce rôle ?

Certainement pas l’Académie française : elle s’évertue à mener de ridicules combats d’arrière-garde pour des vétilles depuis longtemps passées dans l’usage (comme la féminisation des noms de professions), alors que la langue française est en train de mourir sous ses yeux (2).

Qui, alors ?

Difficile à dire. La disparition des autorités en matière de langue a laissé un vide ; elle a dégagé une sorte de terrain vague dont les linguistes militants et leurs adversaires les « puristes » ont fait leur arène.

Du reste, l’usage est un enjeu éminemment politique. Rémy de Gourmont, qui s’y connaissait, considérait qu’une nation, en devenant bilingue, s’acheminait vers un suicide linguistique. À juste titre, me semble-t-il, et je ne songe pas ici au fait qu’un nombre croissant de chanteurs québécois adoptent l’anglo-américain : cette langue étant infiniment mieux adaptée que le français au néant de la pensée, il ne fait aucun doute que les pires d’entre eux se sentent plus à l’aise avec un pareil outil.

Les chansons pop qu’on tolère en anglo-américain deviennent ridicules dès qu’on tente de les rendre en français.

En effet, on découvre des affinités mystérieuses entre l’anglo-américain et le néant dans le fait que des paroles insignifiantes qui choqueraient l’oreille française paraissent aussitôt moins désagréables en anglais ; et les chansons pop qu’on tolère en anglo-américain deviennent ridicules dès lors qu’on tente de les rendre en français, tandis que l’inverse n’est pas vrai et qu’on peut par ailleurs très bien traduire des poètes anglais sans être condamné à un résultat dérisoire.

Une conquête de chaque instant

Non, l’intuition de Rémy de Gourmont est confirmée par bien d’autres signes ; il y aurait lieu de s’étendre ici sur les désastres de notre système d’éducation, si l’on ne possédait pas, en chacun de nous, une preuve beaucoup plus forte, une preuve qu’on pourrait qualifier d’existentielle.

Je veux parler de cette difficulté qu’éprouve au fond de lui tout Québécois qui essaie, je ne dis pas de « parler comme un livre », mais seulement d’aligner une dizaine de phrases syntaxiquement correctes dans sa langue maternelle. La difficulté ne procède pas d’une carence de vocabulaire ; elle ressortit à l’élocution, à l’expression de la pensée, au fait qu’il ne cesse de lutter intérieurement contre des imprécisions, des prépositions incorrectes et la syntaxe approximative que l’anglais lui chuchote à l’oreille.

Pour le Québécois, parler sa langue maternelle est une conquête de chaque instant, ce qu’elle n’est assurément pas pour les Français, peuple unilingue. D’où la persistance de cette opinion sans cesse combattue par les linguistes, selon laquelle les Français s’exprimeraient mieux que les Québécois. Cette opinion n’est pas fondée scientifiquement, mais elle survit à toutes les réfutations parce qu’elle exprime une expérience vécue avec honte (3).

On ne saurait passer ces facteurs sous silence et se dire heureux au seul motif que des linguistes, ayant constaté un jour que les langues évoluaient, ont décidé d’encourager activement ce processus en exhortant leurs prochains à ne rien faire.

L’évolution peut amener de bien jolies choses, à condition bien sûr que l’on sache quelle est cette chose qui évolue, et ce vers quoi elle évolue ; car la décomposition aussi est évolutive, et j’incline à croire que dans ce cas il est préférable d’agir avant le stade de la putréfaction. Le mourant n’a pas l’obligation morale de se satisfaire de son sort en songeant à l’archéologue qui retrouvera ses ossements dans dix-mille ans ; il peut encore résister pendant que des forces lui restent.

Certes, la réaction pourrait échouer, surtout si les forces en présence sont disproportionnées comme elles le sont au Québec, mais qu’en sait-on au juste ? De toute façon, « nager à contre-courant n’est jamais stupide lorsque le courant nous entraine vers les cataractes » (Nicolás Gómez Dávila).

*

Les aléas de la vie m’ont amené à lire l’ouvrage d’Anne-Marie Beaudoin-Bégin immédiatement après De l’éloquence en langue vulgaire de Dante.

Le rapprochement inattendu entre le premier, qui m’a fait ressouvenir de tous les lieux communs de la sociolinguistique qu’on me serinait à l’époque de mes études en lettres, et le second, où le poète italien s’interroge sur la meilleure façon de s’exprimer dans une langue vivante (sans se douter de l’importance qu’aura sa démarche pendant la Renaissance), ce rapprochement, dis-je, m’a fait constaté la chose suivante : que, depuis l’Antiquité, on s’est interrogé sur la manière de bien parler en considérant toujours comme évidentes et donc inutiles à formuler les raisons de bien parler.

Tous les écrits sur la belle langue, depuis ceux de Longin et de Quintilien jusqu’aux caricaturales rubriques « Ne dites pas, dites plutôt », ont traité du comment et jamais du pourquoi, parce que personne ne songeait sérieusement à remettre celui-ci en question. Mais à présent que les linguistes et les sociologues nous ont appris à considérer la langue comme un outil de communication, un instrument de pouvoir ou encore un vecteur d’identité, la question se pose (4). Pourquoi, en effet, s’efforcerait-on de bien parler ?

Les linguistes et les sociologues nous ont appris à considérer la langue comme un outil de communication, un instrument de pouvoir ou encore un vecteur d’identité.

En présentant leur Grammaire générale et raisonnée (1676), Arnauld et Nicole ne doutaient pas que toute personne raisonnable admettrait avec eux que « si la parole est l’un des plus grands avantages de l’homme, ce ne doit pas être une chose méprisable de posséder cet avantage avec toute la perfection qui convient à l’homme ; qui est de n’en avoir pas seulement l’usage, mais d’en pénétrer aussi les raisons, et de faire par science ce que les autres font seulement par coutume. »

L’importance de bien parler sa langue devenait incontestable du fait que la parole était intrinsèquement liée à la destinée spirituelle de l’homme.

Dans les premières décennies du XXe siècle, au Québec, on vivait encore sur de telles idées, jusqu’à ce que des gens bien ouverts d’esprit dénoncent cette « idéologie de la langue gardienne de la foi », « manifestation d’un nationalisme arriéré », et la troquent contre nos conceptions actuelles de la langue. À juger l’arbre par ses fruits, on voit bien qu’il s’agissait là d’un autre de ces marchés de dupes conclus dans l’enthousiasme cruche de la Révolution tranquille.

Il y avait pourtant dans cette conception de la parole comme fonction spirituelle, qui remonte au moins à la Genèse, une sorte d’aperception d’une lueur divine, l’intuition d’un mystère fondamental plus profond encore qu’un proverbe de biscuit chinois : la parole n’est pas de ce monde.

Et c’est précisément pour cette raison qu’elle est précieuse.

Notes :

(1) Le vulgaire désigne ici la langue parlée par le peuple, et s’oppose aux langues savantes que sont le latin et le grec. Le terme n’a rien de péjoratif.

(2) Je renvoie le lecteur curieux à l’excellent livre de Jaime Semprun, Défense et illustration de la novlangue française, Paris, Encyclopédie des nuisances, 2005, dont je reparlerai dans un prochain article.

(3) Les linguistes, s’improvisant psychiatres au besoin, appellent « insécurité linguistique » la condition d’un peuple culturellement dominé qui lutte contre la décomposition de sa langue. La « sécurité linguistique » désignerait à contrario l’état du cadavre satisfait.

(4) Pour paraphraser Chesterton, je dirais qu’à l’époque moderne où les idées chrétiennes sont devenues folles, c’est au réactionnaire qu’incombe le fardeau de prouver des évidences de sens commun.

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