Un texte de Charles-Valentin de la Roche-Jagu
Défense de Claude-Henri Grignon, auteur d’Un homme et son péché
Quelques esprits insolvables ont fait la semaine dernière des heures supplémentaires dans les soutes à charbon de la misère intellectuelle. L’occasion leur en a été fournie par l’annonce d’une nouvelle télésérie adaptée d’Un homme et son péché de Claude-Henri Grignon qui sera diffusée cet automne sur la chaine de Radio-Canada.
Radio-Canada réactualisant l’œuvre d’un catholique de droite ! Il n’en fallait pas plus pour que les transports d’indignation de nos progressistes paralysassent l’autoroute des lieux communs.
Même Serge Bouchard, l’anthropologue au chapeau d’explorateur qui a consacré la moitié de sa carrière à publier d’insipides ouvrages sur les lieux communs sans s’apercevoir qu’il en avait un sur la tête, même Serge Bouchard s’est fait coincer. À l’annonce du retour de Séraphin, « personnage délirant de petitesse créé par un auteur ultramontain et rétrograde », notre Indiana Jones des idées reçues a exprimé, avec une incontinence de bons sentiments, sa tristesse d’apprendre qu’il ne pourra pas, l’automne prochain, digérer sa quiaule devant des images de nos grands personnages d’autrefois. « J’aurais tant aimé, dit-il d’une voix de poète mourant, voir, de mon vivant, une bonne série télévisée qui nous remonterait la fierté identitaire ».
Mon cher Serge, toi qui as potassé dix ans durant les carrefours de la rengaine, tu dois savoir qu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même. Et comme j’ai beaucoup d’affection pour les Calinours travestis en aventuriers, je te propose de coécrire une série d’après l’histoire de Mamadou, trappeur amérindien à l’identité sexuelle flottante auquel des parents altermondialistes avant la lettre ont donné un nom africain pour le libérer des conventions rétrogrades consistant à n’avoir pas deux heures d’avance sur son temps.
Cette histoire remarquablement moderne d’un remarquable oublié du XVIIIe siècle rendrait à coup sûr un son harmonieux sur la guitare identitaire et nous aiderait à préparer l’avenir en s’inspirant des véritables héros de notre passé méconnu. Si le projet t’intéresse, envoie-moi un petit mot.
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Claude-Henri Grignon est un homme rétrograde: l’accusation est lancée. Mais tout compte fait, provenant d’un défenseur du mode de vie amérindien, lequel mode de vie n’est assurément pas le plus avant-gardiste qui soit, elle pourrait aussi bien être reçue comme une délicatesse d’un barbu au cœur tendre.
Non moins original, Jean-François Nadeau, historien de formation, journaliste de profession et eunuque de vocation, dénonce le « caractère terriblement régressif » de l’œuvre de Grignon. Son réquisitoire, d’une platitude à faire bâiller la Patience, se résume dans cette phrase miraculeusement réchappée d’un ouragan d’insignifiance : « Régionaliste militant, catholique radical, Claude-Henri Grignon ne réfrène jamais son élan pour les idées ultra-conservatrices. »
Décidément, pour notre historien, les idées sont une simple question d’adjectifs. Il y a des régionalistes au placard et des régionalistes militants, des catholiques tolérables et des catholiques franchement catholiques, des conservateurs en pantoufles et des ultras. Qu’importe l’idée, à vrai dire, il s’agit surtout d’éviter toute forme d’enthousiasme, étant entendu que la flamboyance, à l’heure de la lutte contre un réchauffement climatique suffisamment menaçant, est le pire des maux.
Ainsi, dire d’un homme qu’il se précipite d’instinct sur toutes les idées ultraconservatrices, un peu à la manière d’un lion bondissant sur une antilope, équivaut, si on corrige le reproche en tenant compte de la déflation de virilité qui ravage la salle de rédaction du Devoir, à lui asséner gratuitement un bon coup sur la gueule.
De là à en faire un sympathisant fasciste, il n’y a qu’un pas qui est vite franchi quand on peut compter sur une réputation d’historien pour éblouir un lectorat d’intelligences putatives. Voilà un Grignon « fasciné par les régimes autoritaires », qui « parvient […] à descendre parfois très bas, par exemple lorsqu’il prend la défense de criminels de guerre à la suite de la défaite des nazis ». Ah, il descend en effet très bas ce catholique qui, se sachant lui aussi capable de n’importe quel crime, se laisse aller à la facilité de défendre d’universels réprouvés, quand il serait bien plus courageux de se hisser à l’altitude morale de la masse de lyncheurs !
Ici, le lecteur déboussolé peut à juste titre se demander : que vient faire le fascisme dans un article sur l’adaptation des Belles histoires des pays d’en haut ? Rien, seulement on estime qu’il faut salir l’auteur de Séraphin à n’importe quel prix.
Opposant Un homme et son péché et Sherlock Holmes, Nadeau ne crée aucune distinction entre l’auteur et l’œuvre dans le premier cas, mais affirme que « les aventures de Sherlock Holmes apparaissent […] infiniment plus modernes que leur auteur », pour éviter que l’occultisme de celui-ci rejaillisse sur celui-là. « Par la grandeur qui lui est propre, explique-t-il, une œuvre littéraire peut transcender les idées de son créateur. »
Il reproche à Grignon d’avoir un « esprit étroit », c’est-à-dire de défendre des convictions contraires aux siennes.
Le contexte nous permet de déduire que grandeur signifie modernité qui signifie progressisme. D’après cette arithmétique, notre historien n’est rien de moins qu’un titan. À ses propres yeux du moins, car le premier venu ne s’exagère pas plus qu’il ne le faut les dimensions de l’homme derrière cette prose dont la vigueur ne menace pas de réveiller les morts. On comprend néanmoins qu’il se concède à lui-même une hauteur de vue à nul autre permise, au nom de laquelle il reproche à Grignon d’avoir un « esprit étroit », c’est-à-dire de défendre des convictions contraires aux siennes.
Quel besoin de déployer d’inutiles efforts de sympathie quand, estimant que l’étroitesse d’esprit des autres commence là où les opinions de Jean-François Nadeau s’arrêtent, on peut établir l’autre dans une caricature de catholique radical, ultraconservateur, tendanciellement fasciste et, pourquoi pas, buveur de sang, pour qui le salut de l’humanité passe par « les foins et les abattis » (c’est un historien qui donne cette définition du régionalisme) ? Le travail de l’historien progressiste n’est-il pas de lapider les morts, quand ils sont des grands écrivains catholiques de droite, et d’arranger l’histoire comme bon lui semble ?
Dans ces circonstances, on se demande comment Grignon a bien pu trouver un lectorat. Comment expliquer, par ailleurs, que le succès des Belles histoires remonte non pas à la « Grande Noirceur », mais aux années rayonnantes de modernité de la Révolution tranquille ? Voilà en tout cas un joli sujet de réflexion qui pourrait peut-être semer un doute dans l’esprit bien ouvert sur le monde de notre historien.
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Le plus triste, dans toute cette affaire, c’est qu’il ne s’est trouvé personne pour parler de l’œuvre de Grignon. Certes, à supposer qu’une nouvelle adaptation soit nécessaire, ce qui reste encore à démontrer, il serait préférable qu’elle se souciât plutôt d’être fidèle au roman original que de refaire la série des Belles histoires, laquelle a toujours été reléguée par Grignon au rang de besogne alimentaire. Mais pourquoi profiter de l’annonce de Radio-Canada pour se faire du capital politique aux dépens d’un de nos plus grands écrivains ?
Qu’on critique les positions politiques d’un partisan de l’Action française quand on est soi-même de gauche, passe encore ; mais qu’un faire-valoir de l’ombre du néant comme Claude Villeneuve rédige, avec une plume de bon élève de sixième année, un billet dans lequel il expédie un chef-d’œuvre de notre littérature qu’il n’a manifestement jamais lu sous prétexte de « motivations rétrogrades » qu’il serait bien en mal de démontrer, et que ce billet fait pratiquement le tour de la province, voilà qui est incompréhensible.
Le roman, avec sa subtile architecture, ses énigmatiques lois de causalité, ses phrases admirablement concises au milieu desquelles se devinent les traces de l’Invisible, nous interroge encore par sa simplicité déconcertante.
En vérité, quiconque prendrait le temps de lire le roman de Grignon se retiendrait d’écrire de telles sottises. Je dis bien : lire, et non pas : plaquer dessus une grille de lecture fabriquée à partir d’une fausse familiarité et d’un anticatholicisme rudimentaire ; celle, par exemple, des Bouchard, Nadeau et Villeneuve, qui considèrent qu’un romancier conservateur en politique produit des romans de propagande conservatrice aussi nécessairement qu’un pommier produit des pommes.
Car le roman, avec sa subtile architecture, ses énigmatiques lois de causalité, ses phrases admirablement concises au milieu desquelles se devinent les traces de l’Invisible, nous interroge encore par sa simplicité déconcertante. Encore faut-il, pour y comprendre quelque chose, savoir prêter l’oreille, laisser là ses préjugés et accepter de pénétrer dans un univers qui n’est pas toujours celui de la gauche progressiste. Exercice dont on se montre généralement capable en lisant Flaubert, Proust, Dostoïevski, etc. Pourquoi donc ce deux poids, deux mesures lorsqu’il s’agit d’un grand écrivain d’ici ?…
Que Grignon ait été un catholique et un homme de droite – combinaison suffisante pour le précipiter au neuvième cercle de l’Enfer –, il ne se trouvera personne pour le contester. Cependant, il reste à expliquer en quoi les positions de l’auteur feraient d’Un homme et son péché un ouvrage de propagande pour la droite catholique et le retour à la terre. Peut-être Claude Villeneuve se sent-il mystérieusement attiré vers le paganisme et le retour à l’esclavage lorsqu’il parcourt l’œuvre d’Homère, dans l’édition manga qui seule est à sa portée ; mais qu’il garde pour lui-même sa pathologie et qu’il ne la projette pas sur l’ensemble des lecteurs.
Faut-il avoir perdu le sens du surnaturel pour comprendre si peu Un homme et son péché et n’y voir qu’un éloge de la vie terrienne ?
D’abord, il n’y a aucun éloge de la vie terrienne. Séraphin n’est pas exactement le paysan idéal, mais un avare qui a sacrifié la richesse à sa passion dévorante pour l’argent qu’il aime dans sa matérialité même, au point de retirer un plaisir physique au contact du métal. L’avarice atteint ici à des profondeurs diaboliques que les folliculaires précités seraient bien en peine d’explorer avec leur équipement intellectuel de dixième main.
Que dire de Donalda, l’épouse sacrifiée dans son innocence afin que la passion de son mari soit permise par l’équilibre mystérieux de la Providence ? N’est-elle vraiment que le type de la bonne ménagère d’autrefois ? Il faudrait supposer qu’un Grignon avait pour idéal une belle ménagère mourant à vingt ans d’épuisement au travail et tenue, par la volonté de son mari, dans un état de chasteté absolue. Cela m’apparait assez peu vraisemblable, et surtout peu compatible avec l’affirmation suivant laquelle Grignon ne serait qu’un propagandiste des « foins et des abattis » ; la chasteté des épouses n’étant pas précisément indispensable à la survie de la paysannerie.
Mais pourquoi les Bouchard, Nadeau, Villeneuve et autres s’embarrasseraient-ils de résoudre ces paradoxes, quand des tribunes exceptionnelles leur permettent d’avilir nos rares chefs-d’œuvre, de cracher sur notre passé catholique ; cela, à seule fin de faire valoir des opinions politiques qui n’ont pas même l’audace d’être autre chose que la peste de médiocrité rencontrée à chaque coin de rue ?…