Illustrations: ©Marie-Hélène Bochud / Le Verbe

La société des prophètes disparus

Il y a peu, quelqu’un commentait depuis la France, et par le truchement de Facebook, la deuxième partie de mon Dialogue avec Thierry-Dominique Humbrecht. En soi, qu’une publication du Verbe capte un instant l’attention d’un lecteur d’outre-Atlantique est une bonne nouvelle, car nous aimons bien, à la revue, que nos articles prennent le large. Mais c’est une apostrophe que m’a value mon travail et non des fleurs. Il me faut donc répondre aux critiques.

Celles-ci se résument à trois choses : j’aurais fait montre d’arrogance en condamnant de façon indistincte tous les catholiques (de France) qui nous ont précédés et qui ont mené de durs combats pour la foi; j’aurais omis le nécessaire travail de contextualisation historique et n’aurais pas tenu compte du fait que les acteurs de l’époque ne pouvaient nullement savoir tout ce que nous savons aujourd’hui; enfin, j’aurais péché par idéologie.

Je veux avant tout remercier ce lecteur d’avoir pris le temps de m’écrire (1). Maintenant, à moi de lui répondre. Je le fais par le biais d’un simple article, même si le sujet mériterait qu’on lui consacre un livre ou deux. J’espère en tout cas que la discussion ici prolongée pourra, dans une humble mesure, alimenter la réflexion sur l’urgent besoin d’un nouveau prophétisme chrétien à notre époque. D’où le titre, qui, au-delà de l’anecdotique échange, pointe vers l’essentiel.

La condamnation de tous les valeureux combattants du xxe siècle (1er grief)

On ne peut pas m’accuser de condamner « tranquillement tous les valeureux combattants du xxe siècle de façon indistincte », comme si aucun catholique français ne trouvait grâce à mes yeux et comme si je ne faisais pas de distinction, par exemple, entre Simon Leys que je cite (c’est un Belge, mais il a marqué l’histoire des intellectuels en France) et ceux qu’il a accablés de ses sarcasmes; entre Bernanos, que je cite également, et ceux qu’il a éreintés « sans aménité aucune », ai-je pris soin d’indiquer.

En fait de valeureux combattants, en voilà deux, n’est-ce pas, qui sortent clairement du lot, et desquels je ne fais somme toute que reproduire les vigoureuses prises de position – parce qu’elles me semblent témoigner d’une lucidité exemplaire et qui a fait défaut à plusieurs catholiques, sur des sujets cruciaux, à des moments décisifs de l’histoire. Si j’avais écrit un court essai, j’aurais pu allonger la liste de mes admirations, le Péguy de l’Avertissement au cahier Mangasarian n’étant pas la moindre (2).

J’aurais hésité cependant à ajouter à ma liste de héros intellectuels le Claudel des Paroles au maréchal Pétain, (poème datant de 1940) : « France […] Écoute cette voix raisonnable sur toi qui propose et qui explique cette proposition comme de l’huile et cette vérité comme de l’or (3). » Il n’a pas été bien inspiré, ce cher Paul – fabuleux poète il va sans dire, mais là n’est pas la question –, de faire de la résignation un sacrement, par la magie de son verbe.

Ici, je suis désolé, mais je préfère le Bernanos de « La France potagère », qui, depuis le Brésil, assiste médusé à l’effondrement de son pays puis à l’intégration de l’économie française au système productif du Reich:

« Au moment même [juillet 1940] où M. le maréchal Pétain vient d’annoncer au monde l’avènement d’une France Agricole devenue le paisible potager de l’Europe totalitaire et chargée de ravitailler en légumes frais les ouvriers des gigantesques usines allemandes, nos rapports avec Londres s’enveniment un peu plus chaque jour (4). »

Si je demande qui, de Claudel ou de Bernanos, a le mieux éclairé les consciences catholiques durant les premiers mois de l’armistice, aura-t-on du mal à répondre? Pensera-t-on qu’il s’agit là d’un exercice oiseux? Estimera-t-on que seul un jeune arrogant s’érigeant en juge des vivants et des morts pourra trouver un quelconque intérêt à répondre à cette question?

« Les uns objet de notre amour… » – Théophile Gautier

Il est évident qu’il est facile de juger et d’arbitrer un débat vieux de soixante-quinze ans, en profitant du recul historique et en étant assis confortablement sur l’historiographie accumulée dans l’intervalle. Plus facile que de faire des choix difficiles au cœur de l’action ou en étant témoin direct des évènements.

Cela ne veut pas dire pour autant que tout est tellement opaque et indéchiffrable qu’il n’est jamais possible d’y voir clair, dans aucune situation, ni qu’aucun témoignage chrétien ne se distingue dans la longue histoire de l’Église, pour avoir été l’honneur ou l’opprobre des catholiques. Au contraire, et c’est de cela aussi dont il est question, en creux, dans le Dialogue mis en cause.

Qui ne voit pas, en tout cas, avec le recul justement, qu’un homme comme Georges Bernanos, pourtant plongé comme les autres dans la tourmente de 40, a su déceler sur-le-champ, avec la seule force de son discernement (et pourquoi pas de sa prière), le vice de la position pétainiste, alors que d’autres, moins bien inspirés sur le moment, écrivaient des vers maréchalistes?

Claudel s’amendera très vite, heureusement. Il se dédouanera en dénonçant les crimes perpétrés contre les résistants et les Juifs. Il écrira même une « Ode à De Gaulle », en 1944. Mais, que fera-t-il alors, à travers ce geste de ralliement au gaullisme de guerre, sinon donner raison à un Bernanos qui, du premier coup, avait vu juste sur l’essentiel?

Pour qu’elle survive à ce monde, il ne suffit pas à la jeunesse qu’on lui serve des discours filandreux sur la complexité des phénomènes.

Peut-être que ma propension, jugée si répréhensible, à juger, s’explique par le fait que je suis convaincu 1) que toutes les zones grises de la vie n’abolissent pas l’existence du blanc et du noir mais la confirment plutôt, et 2) que, pour qu’elle survive à ce monde, il ne suffit pas à la jeunesse – dont je m’éloigne inexorablement, mais sans que cela n’influe sur ma quête, parce que ce dont on a été privé durant sa jeunesse, on le cherche toujours, jusqu’à ce qu’on le trouve – qu’on lui serve, sur un ton compassé, avec tous les tics rhétoriques de la circonspection, des discours filandreux sur la complexité des phénomènes.

La jeunesse, et tous ceux qui communient avec elle à l’esprit d’enfance, cherche désespérément des exemples francs de lucidité et de courage; la jeunesse a désespérément besoin de la société des prophètes disparus. Alors, de grâce, qu’on ne vienne pas me rabrouer quand, pour servir à ma manière, toute petite, dans le combat contre l’abrutissement moral et intellectuel, j’en porte quelques-uns à la connaissance des lecteurs, tout en pointant du doigt nos égarements.

Ne pas tenir compte du fait que, dans le contexte historique qui était le leur, « ils » ne pouvaient pas savoir (2e grief)

Quand je cite Leys ou Bernanos, je célèbre autant ces deux catholiques, prophétiques à leur manière, que je déplore l’égarement de leurs coreligionnaires. Citer Leys et Bernanos a aussi pour avantage d’enlever d’avance toute prise sérieuse à une autre critique, celle de négliger « totalement le fait qu’ils [nos prédécesseurs dans la foi] ne savaient rien de tout ce que nous savons aujourd’hui ».

La meilleure façon de répondre à cette accusation est de porter l’estocade à mon tour en attirant l’attention sur le fait que les écrits des deux auteurs cités sont autant de preuves que, parfois, dans certaines circonstances et moyennant une bonne hygiène intellectuelle, on pouvait très bien savoir.

En effet, si d’aucuns ne savaient rien du tout, et pour des raisons tout à fait compréhensibles, il n’en demeure pas moins que l’ignorance n’était pas seule en cause dans l’égarement des intellectuels français, catholiques ou autres, au xxe siècle. Je n’apprends rien à personne en disant que les passions politiques jouaient aussi un très grand rôle.

Qui ne voit, en effet, que l’espérance quasi religieuse que plusieurs mirent dans l’avènement de l’une quelconque de leurs révolutions rêvées rend davantage compte d’une faculté de s’intoxiquer idéologiquement avec la mythologie politique de l’heure que d’une capacité à apprécier avec pondération les données factuelles de l’histoire et de l’actualité sociale (5)?

Sur cette nonchalance des intellectuels français à l’égard des faits, qu’on me permette ici de citer Tony Judt:

« Étroitement lié à cette commune habileté à manipuler et extrapoler à partir de concepts abstraits, il faut noter, chez les intellectuels français de la première moitié de ce siècle, un désintérêt généralisé pour les formes de connaissance plus concrètes et empiriques. À l’exception importante de l’histoire, les sciences sociales souffrirent en France d’un sous-développement chronique. La facilité avec laquelle les gens écrivaient ou parlaient de sujets dont ils ignoraient presque tout les soulageait de toute obligation d’acquérir des informations détaillées ou de les placer dans le contexte de quelque discipline » (6).

Or, tandis que des intellectuels, au demeurant forts cultivés aux plans philosophique et littéraire, se sont laissés longtemps abuser par les vaticinations des protofascistes ou des communistes annonçant « le coup de force » ou « le grand soir », des hommes comme Leys et Bernanos, eux, ont eu l’heur de revenir avant les autres de leurs fascinations respectives pour les utopies politiques de l’époque et de ne pas se comporter comme des moutons de Panurge.

Positionnements prophétiques

Rappelons que Bernanos, tout en restant royaliste de cœur, a peu à peu tourné le dos à l’ambition ligueuse de sa jeunesse, qui était de renverser « la Gueuse », et il n’a jamais été obnubilé par « cette grande lueur à l’Est ». Les sympathies du jeune Leys pour le régime communiste chinois n’ont quant à elles pas survécu au spectacle horrifiant de la « Révolution culturelle » (les « rivières de Chine charriaient les corps de ceux qui étaient sommairement exécutés » et les « cadavres venaient s’échouer sur les plages de Hong Kong »).

À des moments décisifs, où l’actualité bouillonnante soulevait les passions et obligeait en conscience à prendre parti, l’un et l’autre, et d’autres encore, comme Péguy ou Mounier, ont été exempts de pécher par ignorance, mais aussi par aveuglement et par échauffement  passionnel, soit parce qu’ils étaient mieux placés pour recevoir des informations de première main (Leys en est un bon exemple); soit parce qu’ils étaient moins subjugués par le miroir aux alouettes de l’idéologie du moment, du fait de leur propre tropisme idéologique (c’est le cas de Bernanos face au communisme en 1945-1948); soit encore parce que quelque vérité de foi ou de raison les préservait de sombrer dans la mélasse des idées mondaines, alors que le gros du troupeau s’égarait (pensons aux Mounier, Mauriac et Maritain prenant le contrepied de la presse catholique, lors la Guerre d’Espagne).

Le juste positionnement prophétique est une grâce qui est faite tous les jours à tous les intellectuels chrétiens pour autant qu’ils laissent l’Évangile travailler profondément en eux.

Le juste positionnement prophétique est une grâce qui a été faite, à un moment donné, à Leys et Bernanos, et qui est faite tous les jours à tous les intellectuels chrétiens, pour autant qu’ils laissent l’Évangile travailler profondément en eux – assez profondément en tout cas pour que certaines de leurs prises de position évitent les pires écueils de l’endoctrinement, et même les dénoncent clairement.

Pensons encore, à titre d’exemple et pour clore ce chapitre, au Mounier de 1935, qui, insensible au chant des sirènes d’un colonialisme en phase sénile, condamna dans les termes les plus énergiques l’invasion de l’Éthiopie par les armées de Benito Mussolini : « Sans contredit possible, écrivit-il, l’indécente piraterie italienne, qui aujourd’hui ne cherche même plus de prétexte à ses envois de troupes, nous montre que la justice est du côté de l’Éthiopie (7). »

Ce jour-là, Mounier incarna l’honneur des catholiques.

Être ou ne pas être idéologue, telle est la question (3e grief)

J’aimerais maintenant revenir sur le fait que Bernanos, que je cite pour déplorer le philocommmunisme d’Esprit à un moment très précis de l’histoire des intellectuels catholiques (l’immédiat Après-guerre, alors que le prestige du PCF est à son apogée), est d’autre part concerné par la critique dirigée contre une certaine droite catholique d’Avant-guerre, trop éprise de maurrassisme durant la période allant de 1908 à 1926, c’est-à-dire de la fondation du quotidien L’Action française jusqu’à sa mise à l’Index par Pie XI (8).

Ce simple fait devrait me soustraire à l’accusation d’embourbement dans les ornières de l’idéologie et inciter les lecteurs à croire que je puis, à l’occasion, « sortir un peu » du coqueron du prêt-à-penser et du grégarisme partisan. C’est en tout cas le signal que je voulais envoyer en épinglant « équitablement » deux exemples de dérive de gauche (parce que les idées de gauche dominent le milieu intellectuel catholique après 1945) et deux exemples de dérive de droite (parce qu’avant 1945 c’est la droite qui a le haut du pavé dans ce milieu). Et je pense honnêtement qu’en la matière, je ne me suis pas trop laissé déterminer par l’idéologie.

Je dis « pas trop » parce que je ne me fais pas trop d’illusions sur ma capacité à vivre pleinement dans la liberté (intellectuelle) des enfants de Dieu. Mon tropisme m’entraine à droite, et depuis le début de ma minuscule carrière de chroniqueur, j’ai eu l’occasion de constater que cela irritait certains catholiques, qui, surprise, auraient plutôt des affinités électives avec la gauche. Les rencontrer dans la blablasphère donne cependant de bonnes discussions, où chacun a la chance d’examiner quantité de pailles et de poutres.

En 1979, déjà, Jacques Ellul l’avait constaté au tout début de son essai sur L’idéologie marxiste chrétienne : « Il est maintenant devenu banal de parler d’idéologie, mais on recouvre de ce mot un peu n’importe quoi […] on qualifie d’idéologie toute opinion opposée à la sienne (9). »  Comme il avait raison!

(1) J’ai fait le choix de ne pas nommer mon interlocuteur. Il a été averti de la publication de ce texte et s’il veut prendre la peine de me répondre publiquement, je suis certain que le Verbe lui accordera, comme c’est la coutume, un droit de réponse sur son site. Quant à mon choix de ne pas l’interpeler directement, il est motivé par la volonté d’éviter la personnalisation du débat et de centrer l’attention sur les questions qu’il soulève.

(2) Péguy n’en était pas encore à dire « J’ai retrouvé la foi; je suis catholique », à l’époque où il écrivait l’Avertissement en question; mais, engagé dans le grand « approfondissement constant de [son] cœur dans la même voie », il était déjà quelque part celui qu’il allait devenir, et c’est ce qui explique selon moi pourquoi cette œuvre possède déjà des accents prophétiques très nets, et ce, malgré le fait que l’Église y serve encore pour un temps d’étalon de l’obscurantisme. Avec éblouissement, on y voit l’écrivain dénoncer le nouveau culte et le nouveau dogmatisme laïc de notre temps, à la manière d’un nabi qui fulmine contre les faux dieux: «…les catéchismes laïques, étatistes, que nous connaissons ne sont pour la plupart que des catéchismes religieux, en particulier des catéchismes catholiques, retournés, des catéchismes contre-catholiques, des contre-catéchismes; ils ne se proposent pas de libérer l’esprit humain; ils ne se proposent que d’exercer une autorité de commandement; ils parlent de la société moderne, ils traitent, ils enseignent de l’État moderne et du monde moderne au moins aussi catégoriquement, au moins aussi merveilleusement, au moins aussi miraculeusement que les vieux catéchismes enseignaient de l’Église et de la chrétienté; ils ne sont pas moins mystiques, ils ne sont pas moins autoritaires; ils ne sont pas même une réplique aux catéchismes religieux; ils sont de leur droite filiation; ils sont des catéchismes religieux plus particulièrement affectés au culte rituel d’un nouveau Dieu qui est l’État moderne. » (Charles Péguy, Œuvres en prose 1898-1908, Gallimard (coll. La Pléiade), 1959, p. 1354-1355).

(3) Cité par Michel Winock dans Le siècle des intellectuels, Le Seuil (coll. Points), 1999, p. 424.

(4) Georges Bernanos, Écrits de combat II, Gallimard (coll. La Pléiade), 1995, p. 233.

(5) Sur le sujet des « mythologies politiques » contemporaines (« la conspiration », « le sauveur », « l’âge d’or », « l’unité »), je renvoie le lecteur qui serait intéressé par la question à l’ouvrage classique de Raoul Girardet : Mythes et mythologies politiques, Le Seuil (coll. L’univers historique), 1986, 224 p.

(6) Tony Judt, Un passé imparfait. Les intellectuels en France 1944-1956, Fayard, 1992, p. 299.

(7) Cité par Michel Winock dans « Esprit ». Des intellectuels dans la cité 1930-1950, Le Seuil (coll. Points Histoire), 1996, p. 117.

(8) Pour décrire l’influence qu’exerçait le mouvement de Charles Maurras sur les catholiques d’alors, l’historien Jacques Prévotat n’hésite pas à parler de « fascination ». Quand en 1926 Rome demande aux fidèles de couper les ponts avec le mouvement nationaliste et monarchiste, la chose est loin d’être évidente, « car Maurras exerce une fascination sur les esprits. » (Jacques Prévotat, Être chrétien en France au xxe siècle de 1914 à nos jours, Le Seuil, 1998, p. 46).

(9) Jacques Ellul, L’idéologie marxiste chrétienne. Que fait-on de l’Évangile?, Le Centurion, 1979, p. 5.

Alex La Salle

Alex La Salle a étudié en philosophie, en théologie et détient une maîtrise en études françaises. Il travaille en pastorale au diocèse de Montréal.