Photo: Sharegrid (unsplash.com)
Photo: Sharegrid (unsplash.com)

La pornographie à l’heure de #MeToo

Avec une démarche bien couillue (au sens propre comme au sens figuré), le journaliste Robin D’Angelo a infiltré pendant un an le milieu de la pornographie amateur (de loin la plus répandue et la plus diffusée) en France. De son expérience de terrain, il en tire un livre sans concession (Judy, Lola, Sofia et moi, 2018, éditions Goutte d’or, 320 pages), loin des discours universitaires, des avis de « spécialistes » et opinions de salon. Silence, moteur, ça tourne, action !

La pornographie est, avec la prostitution, l’industrie qui fait le moins consensus parmi les défenseurs du droit des femmes. D’un côté, des féministes s’opposent à la porno, qu’elles considèrent comme une exploitation de la femme. De l’autre, des néoféministes pensent, au contraire, que le bizness du X est constitutif de la révolution sexuelle et qu’il émancipe les femmes.

Entre les deux, le débat fait rage.

C’est en tant qu’homme que D’Angelo entame sa réflexion sur la pornographie. Journaliste à Libération et à L’Obs, cofondateur du webzine streetpress, féministe convaincu, il admet d’emblée consommer régulièrement de la pornographie. De ce constat émerge alors une interrogation : est-il cohérent de se dire féministe tout en se masturbant sur de la porno ?

Le journaliste met ici en lumière le dilemme face auquel se trouvent de nombreux hommes qui se disent féministes ou qui sont sincèrement en faveur de l’égalité hommes/femmes, mais dont les pulsions et les fantasmes les incitent à consommer les produits d’une industrie qui bafoue la dignité de la femme et en fait un objet sexuel subordonné aux plaisirs de l’homme.

Dénonciation à géométrie variable

D’Angelo n’apporte pas de réponse à ce dilemme ni à cette incohérence.

En revanche, il partage et présente crument et sans vernis ce qu’il a vu et rapporte sans filtre les dires des gens qu’il a côtoyés lors de cette année d’enquête.

Malgré une volonté sincère d’objectivité journalistique qui caractérise la démarche de l’auteur, on sent la difficulté qu’il éprouve à rester neutre ; et malgré une présentation sans jugement aucun de son expérience et de ce dont il a été témoin, on a du mal à ne pas voir transparaitre entre les lignes une condamnation sans équivoque de la pornographie.

Cette condamnation suinte du texte tant ce qui est rapporté est quelques fois, souvent même, dur à lire (le livre en France est d’ailleurs vendu sous film plastique afin de ne pas pouvoir être ouvert et consulté par les mineurs).

Pourquoi tout ce mouvement de dénonciation d’agressions sexuelles s’est-il miraculeusement arrêté aux portes des studios de tournage pornographiques?

Judy, Lola, Sofia et moi est aussi à replacer dans le contexte de l’actualité médiatique. À l’heure de #metoo, de #balancetonporc, de l’affaire Weinstein, etc., son auteur se demande pourquoi tout ce mouvement de dénonciation d’agressions sexuelles s’est miraculeusement arrêté aux portes des studios de tournage de l’industrie pornographique.

En effet, aucun producteur, réalisateur, acteur n’a été inquiété et l’industrie de la porno est complètement absente de ces débats et scandales.

La porno serait-elle alors championne du consentement des femmes au point qu’il n’y ait jamais eu aucun porc à balancer ? D’Angelo en doute et met ici le doigt sur l’omerta d’une industrie où le rapport contractuel (d’exploitation devrions-nous plutôt dire), la concurrence qui règne entre les actrices, et la pression qui s’exerce sur chacune d’elles pour pouvoir « durer » le plus longtemps possible dans le métier (la « carrière » d’une actrice porno ne dépasse pas quelques années, quelques mois dans certains cas) verrouille leur parole, les incite à se taire, et à accepter contre leur volonté des pratiques « hard » auxquelles elles n’ont pas initialement consenti.

À ce titre, le mot « viol » est latent dans chacune des pages du livre.

D’Angelo nous rappelle finalement et malgré lui que certains mouvements féministes n’ont pas hésité à jeter en pâture et à la vindicte populaire des hommes sur de simples soupçons d’agression sexuelle, sans aucun jugement, et au mépris de la présomption d’innocence, sans ne jamais s’attaquer une seule fois à la seule industrie au sein de laquelle les femmes étaient réellement exploitées, agressées sexuellement, et privées de toute dignité.

Un « travail » pas comme les autres

Mais plus dramatique encore, D’Angelo dépeint avec un réalisme glaçant la misère de l’histoire personnelle des actrices porno, et la façon dont les producteurs en abusent pour les attirer vers cette industrie.

Sous les apparences de femmes heureuses se cachent des parcours chaotiques.

Sous les apparences de femmes heureuses ayant librement choisi de travailler dans cette industrie se cachent en fait des parcours chaotiques parsemés de traumatismes.

La porno devient alors un moyen permettant à ces femmes de chercher la reconnaissance, l’attention et le regard qu’elles n’ont jamais eus. L’argent facile aussi : la porno est la seule industrie au monde où les femmes gagnent plus que les hommes.

Mais cette différence de salaire ne s’explique pas par un quelconque progressisme ou féminisme de la porno. C’est en fait parce que l’on estime qu’un homme prendra obligatoirement et mécaniquement du plaisir à avoir un rapport sexuel, alors que la femme ne sera pas nécessairement dans une logique de plaisir, mais plutôt dans une logique d’effort et de labeur pour boucler la scène, qu’elle est mieux payée que l’homme.

Le salaire de l’homme s’apparente donc plus à une indemnisation quand celui de la femme cherche davantage à compenser un travail réellement dur et éprouvant, car invasif pour son corps, son intimité, et sa dignité.

Au-delà d’une retranscription de son année d’enquête au sein de l’industrie pornographique, l’ouvrage cherche aussi à mettre en exergue ce que l’homme a de plus sombre et laid en lui. Son livre est donc aussi misandre.

Qu’il s’agisse du jeune acteur débutant qui rêve de « se faire le plus de femmes possible » sans aucun égard pour elles, ou de l’acteur d’un jour enfilant une cagoule sur sa tête pour tourner anonymement une scène dans laquelle il va pouvoir assouvir un fantasme sadique avant de retourner à sa vie « normale » avec sa femme et ses enfants, D’Angelo interroge aussi, à travers ce livre, la sexualité masculine.

Le lecteur masculin, par ricochet, en arrive donc à s’interroger, lui aussi, sur sa propre sexualité, sur ses fantasmes, et sur son rapport aux femmes et à la pornographie.

Conséquemment, et même s’il ne s’affiche pas comme tel, ce Judy, Lola, Sofia et moi ressemble à un plaidoyer contre une industrie qui exploite la misère humaine et tire avantage de la détresse de certaines femmes. Il nous rappelle que la sexualité masculine ne peut pas faire l’économie d’une vision qui considère la femme avant tout comme une fin et pas comme un moyen.

Étienne-Lazare Gérôme

Étienne-Lazare Gérôme collabore au Verbe depuis 2017. Adepte d'un ton franc, direct, et souvent tranché, sa plume aiguisée est singulière, mais fait toujours montre de justesse, de compassion, et d'empathie.