Le film s’ouvre sur une image subdivisée qui défie complètement les proportions du cadre cinématographique traditionnel. L’œil perçoit d’abord ce qui semble être des peintures. Puis, de vrais acteurs entrent dans le tableau du centre : il s’agit de la scène de crucifixion de Jésus. Bienvenue dans l’impressionnant dernier film d’Andy Guérif!
Alors que l’action continue, la caméra recule en zoom arrière (une introduction de 11 minutes en un faux plan-séquence!) pour laisser découvrir un polyptyque reprenant l’un des plus importants retables italiens de l’histoire de l’art, La Maestà de Duccio.
Andy Guérif, artiste et cinéaste français, est diplômé de l’École supérieure des beaux-arts d’Angers (1). Lors d’un voyage en Italie, pendant ses études, il a visité plusieurs sites dédiés à l’art et particulièrement le Museo dell’Opera Metropolitana del Duomo (Musée de l’Œuvre de la Cathédrale) à Sienne. Là-bas, il a été frappé par cette immense œuvre réalisée par le peintre Duccio di Buoninsegna entre 1308 et 1311, La Maestà, et destinée au maitre-autel de la cathédrale.
Le terme Maestà «désigne, en Toscane et plus particulièrement à Sienne, les représentations de la Vierge en Majesté» (2). L’œuvre de Duccio comporte deux faces : le devant, où l’on voit la Vierge entourée de saints et l’endos, qui raconte visuellement la semaine sainte culminant évidemment avec la crucifixion de Jésus et sa résurrection.
Sept ans de labeur
La composition et l’harmonie des couleurs du retable sont restées fortement imprégnées dans la tête du jeune artiste en devenir, au point qu’il décida de réactualiser l’œuvre à sa manière, en en faisant un film.
Cette aventure, aussi ambitieuse que noble, a duré 7 ans !
Sept années où le réalisateur a construit lui-même (avec l’aide d’un assistant) tous les décors des vingt-six panneaux qui composent le retable original. Sept années à diriger des acteurs non professionnels (famille et amis, puis amis des amis) et une équipe artistique et technique complètement bénévole! Sept années à tourner uniquement les dimanches pour que tout le monde soit disponible en même temps…
Je ne sais pas pourquoi, mais ce dévouement collectif me fait penser à cette phrase de saint Paul « L’amour prend patience ; l’amour rend service ; l’amour ne jalouse pas ; il ne se vante pas, ne se gonfle pas d’orgueil. » (1 Cor.13-4)
La proximité avec la peinture
Il est rare au cinéma que l’œil du spectateur se promène partout à la fois sur l’écran. Dans le film d’Andy Guérif, c’est exactement ce qui se passe. Par exemple, tandis que votre regard se pose sur l’action de l’un des panneaux en haut à gauche, il se passe autre chose simultanément dans le panneau en bas à droite et ainsi de suite pendant 52 minutes ! Qui plus est, les personnages traversent les vingt-six cases comme si de rien n’était !
C’est donc non seulement une réflexion sur la Passion du Christ que l’artiste propose avec ce projet (3), mais une analyse sur les possibilités du cinéma et encore plus, sur les rudiments de la peinture, particulièrement les règles de composition de l’image.
L’aspect pictural est en effet très présent. La vivacité des couleurs des costumes exploitée comme élément du langage visuel est notamment frappante : une grande expressivité s’en dégage. Puis, il y a tous ces décors tronqués où la perspective est faussée, fidèlement reproduits, comme dans certains tableaux du Trecento et du Quattrocento (4).
Comment les poses des acteurs peuvent-elles être à ce point proches de l’œuvre originale ? Comment le montage a-t-il pu se faire ?
On se pose plusieurs questions : comment tout cela est-il possible ? Comment les poses des acteurs peuvent-elles être à ce point proches de l’œuvre originale ? Comment le montage a-t-il pu se faire ?
Car, on se doute bien que la construction du film a été complexe et même laborieuse, mais rien ne parait du processus. L’œil est carrément ébloui par tant de prouesses techniques ! Les auréoles ont beau être fabriquées en carton – ce qui crée un effet artisanal comique du reste –, mais comme on dit par chez nous «ça passe bien».
Seul bémol : on doute de la pertinence de la musique finale (une des Valses sentimentales de Franz Schubert?) qui fait penser aux films muets et accentue le ton léger, alors qu’on est quand même devant un drame…
Film inclassable, à mi-chemin entre la peinture et le 7e art, signature unique dans le paysage audiovisuel contemporain, le réalisateur prévoit la création d’autres projets inspirés de tableaux anciens.
En attendant, le public québécois aura peut-être la chance de voir La Maesta d’Andy Guérif au prochain Festival international des Films sur l’art (FIFA) en mars 2016 (le film est en attente de sélection). En dehors de cela, il faut s’adresser à la maison de production et de distribution Capricci.
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Notes :
(1) On dit encore «beaux-arts» en France, contrairement au Québec qui, depuis l’abolition de l’École des Beaux-Arts de Montréal et de son intégration à la Faculté des arts de l’Université du Québec à Montréal en 1969, préfère le terme «arts visuels». Ce changement de sémantique n’est certes pas innocent…
(2) Encyclopédie Universalis.
(3) Dans cette entrevue, l’artiste dira qu’il n’est pas particulièrement croyant, mais que le simple fait de se pencher sur des thèmes chrétiens amène une réflexion sur notre culture. Nous ajoutons que cela ouvre également la porte à des questions d’ordre spirituel sur le sens de la venue du Christ ici-bas.
(4) Trecento: correspond au 14e siècle italien en peinture, c’est à dire, à la fin du Moyen-Âge où le mouvement appelé «Pré-Renaissance» apparut. Quattrocento : correspond au 15e siècle italien en peinture, c’est à dire, à la première phase de la Renaissance européenne qui apparut à Florence.