Le psychologue social Jonathan Haidt fait beaucoup parler depuis la publication de son dernier livre The Anxious Generation (La génération anxieuse). De quoi s’agit-il?
Professeur accompli et bien publié, Haidt est notamment reconnu comme un pionnier de la psychologie morale. Dans la dernière décennie, il s’est toutefois progressivement intéressé à la détresse qu’il voyait se développer chez ses propres enfants et ses étudiants. Ce sont les résultats de ses récentes recherches qui sont exposés dans son dernier livre. Sa conclusion : nous avons surprotégé nos enfants dans le vrai monde, mais les avons sousprotégés dans le monde virtuel.
L’importance du jeu non supervisé
Haidt consacre la première partie de son livre à expliquer le phénomène de surprotection qui s’est développé en occident depuis les années 70, soit après la révolution sexuelle. Il remarque que les parents ont depuis moins d’enfants et plus de temps, équation qui conduit à la surprotection. Or, la psychologie développementale est unanime : il faut au contraire donner autant de temps que possible aux enfants pour jouer librement, sans supervision. Le sain développement de l’enfant demande donc aux parents d’accepter les risques modérés.
En jouant librement, les enfants apprennent notamment à socialiser et à gérer le danger eux-mêmes. À trop les superviser, on bloque ces apprentissages qui leur seront nécessaires à l’âge adulte. Les jeunes filles cherchent plus naturellement la relation, alors si elles n’apprennent pas à socialiser dans le monde réel, avec ses conflits, elles seront plus vulnérables aux relations toxiques. Les jeunes garçons, quant à eux, veulent principalement développer leur capacité d’agir sur le monde, de l’influencer en repoussant leurs limites, et ça aussi, ça ne s’apprend bien que dans la réalité, avec ses dangers.
L’ironie tragique est qu’alors que le monde physique devenait de plus en plus sécuritaire, les parents qui y surprotégeaient leurs enfants ne voyaient pas les dangers croissants du monde virtuel.
Une histoire pour les filles, une autre pour les gars
Chez les jeunes filles, c’est depuis 2012 qu’on voit une montée en flèche de plusieurs problèmes comme l’anxiété, la bipolarité, l’anorexie, la dépression, allant jusqu’au suicide. L’un des chapitres cible notamment l’introduction des médias sociaux, rendus très accessibles par téléphones intelligents, comme racine du problème. Les femmes – et particulièrement les jeunes filles – plus généralement intéressées par les relations sociales, ont adhéré avec enthousiasme au virtuel au détriment des relations réelles. Le monde virtuel est toutefois un bien pâle substitut de la réalité, surtout pour un cerveau en développement.
« L’ironie tragique est qu’alors que le monde physique devenait de plus en plus sécuritaire, les parents qui y surprotégeaient leurs enfants ne voyaient pas les dangers croissants du monde virtuel. »
Haidt explique ensuite que chez les garçons, une montée des troubles depuis 2012 a aussi été observée. La courbe est moins prononcée car ces troubles ont commencé quelques décennies plus tôt, soit vers la fin des années 70. De leur côté, ce sont les jeux vidéo et la pornographie qui posent un problème. Les hommes, surtout pendant l’enfance et l’adolescence, ont un important besoin d’agentivité : ils veulent devenir des héros capables de grandes choses, ils cherchent également par ce moyen l’attention des femmes. Consciemment ou non, ces désirs naturels et nobles ont été exploités par les fabricants de jeux vidéo et par les pornographes, détournant ainsi leurs consommateurs du monde réel.
Au lieu de jouer avec des amis à des jeux dangereux, les garçons plongent dans les jeux vidéo; au lieu de tenter de conquérir de vraies filles, ils se tournent vers la porno.
Il y a malheureusement aujourd’hui un nombre croissant d’hommes qui restent essentiellement toujours des enfants. Ils vivent chez leurs parents et consacrent leurs journées aux jeux vidéo et à la pornographie. En anglais, cette situation porte un nom : « failure to launch » (échec de lancement).
Que faire?
Mais Haidt est loin de désespérer et conclut le livre par plusieurs recommandations réalistes. Certaines sont d’ordre politique, mais de nombreuses sont à la portée de n’importe quel parent. Pour ne donner que deux exemples : les parents peuvent tous donner plus de liberté physique à leurs enfants, et ils peuvent aussi s’associer entre eux pour ne pas leur donner trop tôt de téléphones intelligents.
En effet, les parents se trouvent souvent impuissants à interdire ces appareils parce que « tous les autres en ont; impossible de socialiser sans ça ». Mais si dix familles se mettent d’accord, ça fait quand même un groupe de dix amis.
Pour ma part. je suis profondément encouragé par le grand succès commercial du livre. Les statistiques sont là et on en parle. Si une génération de parents n’avait pas vu venir le danger, on sait au moins aujourd’hui ce qui se passe, et c’est un bon premier pas.